Joker : Killer Smile, de Jeff Lemire et Andrea Sorrentino

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un comics qui confronte un psychiatre à un patient qui peut le faire basculer dans le crime et la folie.

Joker : Killer Smile, de Jeff Lemire et Andrea Sorrentino


Introduction


Jeff Lemire est un auteur et dessinateur de bande-dessinée canadien né en 1976. A l’origine diplômé d’une école de cinéma, il s’est orienté vers l’industrie des comics, où il explore des genres divers et variés dans différents projets, tels que la science-fiction dans Ascender et Descender, l’horreur avec Le Mythe de l’ossuaire, le post-apocalyptique avec Sweet Tooth, ou encore le super-héros, puisqu’on lui doit un run d’Animal Man de 2012 à 2014, de Green Arrow de 2013 à 2014. Il traite également de ce genre dans des œuvres originales, Plutonia et Black Hammer. L’œuvre très vaste de Jeff Lemire s’articule souvent autour des thèmes de la famille et de l’héritage, ou encore l’amour.

Andrea Sorrentino est un dessinateur italien né en 1982. Il a notamment travaillé sur le run de Green Arrow de Jeff Lemire, ce qui marque le début d’une collaboration qui se poursuit avec la série horrifique Gideon Falls, une mini-série consacrée au Joker intitulée Joker : Killer Smile, dont je vais vous parler aujourd’hui, Primordial, et une autre œuvre d’horreur, Le Mythe de l’ossuaire.

Joker : Killer Smile est une mini-série composée de trois chapitres parus entre Octobre 2019 et Février 2020 et complétée par un épilogue, Batman : Smile Killer, publié en Juin 2020. Le récit est paru dans la collection Black Label de DC Comics, qui regroupe les œuvres destinées à un public mature de par leurs thématiques plus sombres, davantage destinées à des adultes qu’à des enfants. Les comics du Black Label se situent par ailleurs en dehors de toute continuité, ce qui leur permet de réinventer des personnages dont le canon est fixe.

Voici la quatrième de couverture de Joker : Killer Smile :

« Quand un psychiatre affilié au Joker tente de guérir le plus grand criminel de Gotham, c’est le début d’une descente aux Enfers pour celui qui était jusqu’ici un père de famille aimant et paisible. Mais cette spirale de dépression et d’hallucinations violentes ne cache-t-elle pas aussi un réel gouffre au sein même de sa psyché ? »

Dans mon analyse de la BD, je traiterai de la manière dont Jeff Lemire et Andrea Sorrentino décrivent la descente aux enfers du personnage de Benjamin Arnell des mains du Joker.

L’Analyse : L’échec d’une thérapie et le début de la folie


Joker : Killer Smile raconte l’histoirede Benjamin Arnell, psychiatre a priori sans histoire, qui est chargé de s’occuper du cas du Joker. Il est d’ailleurs persuadé qu’il parviendra à le soigner (oui oui), à établir un protocole de prise en charge qui permettra de lutter contre la psychose du criminel. Benjamin Arnell tente donc d’adopter une approche scientifique pour comprendre le Joker, mais est mis en échec, puisque son patient ment et distord la vérité en relatant ses souvenirs, c’est-à-dire ses crimes. La science se trouve alors mise en échec par le Joker, dont l’emprise s’étend de plus en plus sur le psychiatre, débordant même sur la vie privée de Benjamin, notamment sur sa femme et son fils.

Cette tentative d’approche du Joker par le personnel médical rejoint celle initiée avec le personnage d’Harley Quinn, ancienne psychiatre tombée amoureuse du Joker, créée par Paul Dini dans la série Batman de 1992, puis poursuivie dans le comics Mad Love, scénarisée par Paul Dini et Bruce Timm (également au dessin), ou plus récemment avec Harleen de Stepjan Sejic.  De la même manière, Joker de Brian Azzarello et Lee Bermejo imagine un clown prince du crime observé par son nouvel acolyte, qui devient le personnage narrateur du récit, Johnny Frost. La nemesis de Batman est donc observée à travers un regard extérieur, qui permet aux auteurs de ne pas rentrer directement dans les méandres de son esprit. Cela conserve à la fois l’aura de mystère autour du personnage, et montre comment des individus qui ne sont pas des super-héros se font entraîner et broyer par lui. Ils se trouvent mis face à un individu qu’ils ne peuvent comprendre ou dont ils ne peuvent pas appréhender la pensée, et sont dès lors complètement dépassés. Leurs tentatives de compréhension ou d’exploration de sa psyché se soldent alors par la mort, la folie, ou une vie sous une emprise qui ne peut être que difficilement brisée. À ce titre, le Joker apparaît comme une figure similaire aux créatures lovecraftiennes de la Weird Fiction, puisqu’il exerce la même influence sur l’humanité qu’elles.

Le Joker de Brian Azzarello et Lee Bermejo partage avec Killer Smile une volonté de confronter des individus banals au criminel, dans un cadre qui laisse le super-héroïsme de côté, puisque Batman n’intervient que très peu, pour montrer une Gotham City plus réaliste et moins gothique, au sein du milieu de la pègre dans le cas de Joker et de l’asile d’Arkham dans celui de Killer Smile.

La psychiatrie est mise en avant par le fait que l’asile d’Arkham est, sous le trait d’Andrea Sorrentino, non plus une prison gothique plongée dans la pénombre, mais un véritable hôpital psychiatrique, avec des murs blancs et un décor assez vide. Les patients se trouvent à l’intérieur de cellules de haute sécurité, face à des médecins qui les examinent. Benjamin Arnell et le Joker échangent lors de séances lors desquelles le dessin les place face à face, en miroir l’un de l’autre dans des cases en plan large qui se font face, ainsi que des cases plus petites, rectangulaires, qui montrent des gros plans sur les visages des personnages. La régularité  du découpage fait ressortir à la fois la banalité de la situation, un patient qui échange avec son psychiatre, mais aussi l’aspect extraordinaire dudit patient. Ce changement de décor permet de mettre à distance une partie du folklore de Batman pour se concentrer sur son pire ennemi, le Joker, enfermé entre quatre murs d’un blanc immaculé qui ne peuvent pourtant le contenir. Le décor devient alors celui d’un huis clos, où ce n’est pas le Joker qui est enfermé à Arkham, mais le médecin qui se trouve piégé avec son patient.

Sans trop rentrer dans les détails, Killer Smile décrit le basculement progressif de Benjamin vers la folie. Sa perception du réel se distord petit à petit, jusqu’au point de non-retour, ce dont il ne se rend pas compte. Lorsque c’est le cas, il est déjà trop tard pour lui, malgré le fait que plusieurs personnes l’aient prévenu des risques qu’il prenait. L’emprise du Joker sur lui se fait sentir dès les premières planches, qui montrent une consultation lors de laquelle Benjamin affirme pouvoir soigner le criminel, qui le prend avec beaucoup de cynisme.

Le découpage de cette planche est régulier, avec des cases de taille égale, qui montrent des plans rapprochés des visages des personnages, ce qui met l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une conversation visant à explorer la psyché de l’un d’entre eux. Pourtant, ce n’est pas Benjamin qui dirige la séance. La composition de la planche montre que le Joker semble en position de force, puisque c’est lui qui monopolise la parole, et même l’espace, puisqu’il cerne le psychiatre. L’emprise du criminel s’observe aussi dans les plans qui se rapprochent de plus en plus de son visage, avec une variation de ses expressions faciales, jusqu’au très gros plan sur son œil, qui semble percer le psychiatre à jour, mettre son esprit à nu pour en exposer les faiblesses dans une inversion fatale des rôles.

Le travail d’Andrea Sorrentino sur le visage du Joker et la manière dont il le montre met en évidence le pouvoir du personnage et l’emprise qu’il est capable d’exercer. Il n’a besoin que de ses mots pour blesser et manipuler ses victimes, même alors qu’il est emprisonné, ce qui témoigne de sa dangerosité puisqu’il peut briser n’importe qui. Ainsi, l’usage de la violence destructrice et chaotique, caractéristique du Joker, se révèle presque absente. Elle se fait pragmatique pour répondre aux attaques ou aux tentatives d’arrestation, et n’est par conséquent jamais gratuite.

Jeff Lemire et Andrea Sorrentino font alors le choix de montrer le Joker comme un personnage tentateur et manipulateur, qui devient le seul secours de figures en perdition. Plus que les crimes ou les meurtres spectaculaires et grotesques commis par le personnage, c’est sa psychologie et sa vision du monde qui se trouvent explorées. Cette dernière déteint d’ailleurs sur Benjamin, ce que montre le moment où le Joker le pousse au meurtre.

Le Joker agit ici comme la conscience de Benjamin, qui finit par tirer sur un policier. L’emphase est mise sur son geste par la première case, un plan rapproché et de face qui montre son arme, mais aussi l’énorme onomatopée rouge. Elle se détache du reste de la planche par le contraste avec le bleu de toutes les autres cases, mais aussi par la violence qu’elle exprime dans l’impact du coup de feu sur le policier, qui apparaît à l’intérieur du « Blam ! » et tombe à la renverse. Cette violence radicale contraste avec la réaction du Joker, qui la minimise par son geste et sa réplique, « Bang. », ce qui donne un effet comique à un acte qui ne l’est absolument pas, comme le montre la case suivante, le corps inerte du policier.

Benjamin finit par en rire, d’abord faiblement, puis aux éclats en compagnie du Joker dans la dernière case, qui semble les mettre sur un pied d’égalité, puisque l’un comme l’autre sont des meurtriers. Le basculement du psychiatre vers la criminalité est désormais acté.

Le rire des deux personnages est cependant mis à distance, d’abord par l’objet de leur rire, un meurtre, mais aussi par l’absence de décor et la pluie omniprésente qui insistent sur la tragédie que constitue cette scène, celle de la violence et de la mort, mais aussi, par extension, celle du point de non-retour atteint par Benjamin.

Jeff Lemire et Andrea Sorrentino montrent alors comment le simple contact avec le Joker suffit à transformer n’importe quelle personne en meurtrier.

Ce basculement s’opère également par le biais d’un faux livre pour enfant, Les aventures de Monsieur Sourire, avec un graphisme faussement enfantin qui contraste avec un texte, des images et un discours extrêmement violent et une morale particulièrement distordue, qui montre la vision du monde du Joker, où il est un héros, M. Sourire, sans cesse enfermé et attaqué par un certain M. Grincheux, une représentation de Batman.

Le lecteur sait qu’il s’agit d’un livre écrit par le Joker lui-même, parce qu’il reprend son code couleur, avec des tons violets et verts, son personnage principal, M. Sourire, est un clown qui commet des meurtres de manière spectaculaire, ici avec une tronçonneuse. Il détonne dans l’univers enfantin qui montre des animaux anthropomorphiques et le monde joyeux dans lequel ils semblent vivre en paix, « Bonheurville ». Ce livre ajoute une dimension métanarrative au récit, en montrant comment une histoire racontée par un père à son enfant peut les influencer tous les deux, et même aller jusqu’à frapper la psyché d’un jeune enfant pourtant protégé par ses parents (je ne vous en dirai pas plus).

Le mot de la fin


Joker : Killer Smile est un comics de Jeff Lemire et Andrea Sorrentino, qui relate la perte de pied progressive d’un psychiatre, Benjamin Arnell, qui tente de guérir le Joker. Les deux auteurs montrent que même enfermé, le criminel n’est pas inoffensif et ne perd rien de sa dangerosité, puisqu’il n’a besoin que de ses mots pour corrompre les esprits, ce que met en évidence le travail d’Andrea Sorrentino sur le visage et les expressions faciales du Joker, qui lit l’esprit de celui qui est pourtant censé le soigner.

J’ai beaucoup aimé découvrir cette BD, et je vous la recommande !

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