Primordial, de Jeff Lemire et Andrea Sorrentino

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un comics qui évoque les animaux envoyés dans l’espace durant la conquête spatiale.

Primordial, de Jeff Lemire et Andrea Sorrentino


Introduction


Jeff Lemire est un auteur et dessinateur de bande-dessinée canadien né en 1976. A l’origine diplômé d’une école de cinéma, il s’est orienté vers l’industrie des comics, où il explore des genres divers et variés dans différents projets, tels que la science-fiction dans Ascender et Descender, l’horreur avec Le Mythe de l’ossuaire, le post-apocalyptique avec Sweet Tooth, ou encore le super-héros, puisqu’on lui doit un run d’Animal Man de 2012 à 2014, de Green Arrow de 2013 à 2014. Il traite également de ce genre dans des œuvres originales, Plutonia et Black Hammer. L’œuvre très vaste de Jeff Lemire s’articule souvent autour des thèmes de la famille et de l’héritage, ou encore l’amour.

Andrea Sorrentino est un dessinateur italien né en 1982. Il a notamment travaillé sur le run de Green Arrow de Jeff Lemire, ce qui marque le début d’une collaboration qui se poursuit avec la série horrifique Gideon Falls, une mini-série consacrée au Joker intitulée Joker : Killer Smile, Primordial, dont je vais vous parler aujourd’hui, et une autre œuvre d’horreur, Le Mythe de l’ossuaire.

Primordial est une mini-série, c’est-à-dire une série de comics avec un nombre limité de chapitres, en six épisodes, publiés entre Septembre 2021 et Février 2022 chez Image Comics. Elle a par la suite été traduite par Benjamin Rivière pour les éditions Urban Comics, qui l’ont publiée en un volume en Octobre 2022.

En voici la quatrième de couverture :

« 1957. L’URSS envoie la chienne Laïka en orbite autour de la Terre. Deux années plus tard, les États-Unis réitèrent l’expérience avec l’envoi de deux singes, Able et Baker. Les morts successives des cobayes des missions Spoutnik 2 et Jupiter scellèrent la fin des programmes russes et américains de conquête de l’espace pour réorienter les efforts des deux empires vers l’armement. Lors du démantèlement d’un projet spatial à Cape Canaveral, un scientifique – le docteur Donald Pembrooke – met cependant la main sur un relevé qui prouverait contre toute attente que les animaux auraient survécu… »

Dans mon analyse de cette bande-dessinée, je traiterai de la manière dont Jeff Lemire et Andrea Sorrentino évoquent la souffrance animale pendant la conquête spatiale.

L’Analyse : Conquête spatiale et souffrance animale


Le récit démarre en 1961, en pleine Guerre Froide, aux Etats-Unis, alors que la conquête spatiale est au point mort, à l’Ouest comme à l’Est. Le premier bloc a interrompu son programme en 1959, après la mission Jupiter, qui transportait deux singes, Able et Baker, morts pendant la mission d’après les rapports officiels. L’URSS a quant à elle stoppé ses essais spatiaux après la mission Spoutnik 2, qui embarquait à son bord la chienne Laïka, qui meurt à bord de la navette. Cet événement est relaté dans l’introduction de la BD, et permet de situer précisément le contexte historique du récit, mais se trouve immédiatement mis en doute par la phrase « Mais la vérité est peut-être ailleurs… ».

Jeff Lemire et Andrea Sorrentino s’emploient donc à créer une histoire alternative où ces animaux ne seraient pas morts (dans le cas de Laïka, puisqu’Able et Baker ont survécu à leur voyage), mais auraient été capturés par une mystérieuse entité extraterrestre (oui oui).

C’est ce que découvre un scientifique américain, Donald Pembrooke, lorsqu’il se rend au Cap Canaveral dans le cadre d’une mission pour le compte de l’armée, le « Projet Pen Cap », qui vise à démanteler les infrastructures du programme spatial américain et récupérer ce qui peut être utilisé à des fins militaires. Pembrooke vit alors une véritable désillusion, puisqu’il pensait participer à un éventuel regain d’activité de la conquête spatiale. Il met cependant la main sur des enregistrements et des comptes-rendus de la mission Jupiter qui montrent que les singes Able et Baker auraient survécu au-delà de leur mort annoncée par les autorités. Il s’attire alors les foudres de son gouvernement, qui révoque ses autorisations, et attire l’attention de Yelena Nostrovic, une scientifique russe qui se trouvait en charge de Spoutnik 2, et donc de Laïka, qui serait également encore en vie.

Sans trop rentrer dans les détails, les deux personnages vont tenter d’entrer en contact avec les animaux disparus dans l’espace, mais se trouvent poursuivis par les services secrets de leurs pays respectifs.

Parallèlement à l’histoire des deux humains, le récit nous fait suivre Able, Baker et Laïka, qui se trouvent à l’intérieur d’un vaisseau spatial et vivent le « changement ». Celui-ci leur permet d’accéder à la parole intelligible et montre leurs histoires respectives, avec ce que les humains leur ont fait subir. Ils ont ainsi été capturés dans la jungle pour les singes et dans les rues de Moscou pour Laïka, et tous trois ont vécu des expériences particulièrement douloureuses afin d’être envoyés dans l’espace. Jeff Lemire et Andrea Sorrentino montrent alors quel est le prix du progrès scientifique et les souffrances qu’il fait endurer à des animaux que la science a pu considérer comme des objets, et non comme des êtres vivants et sensibles.

Les deux pistes narratives, celle des humains et celle des animaux, sont identifiables par les partis pris graphique choisis par Andrea Sorrentino pour rendre chacune d’entre elles.

Ainsi, le trait s’avère sombre lorsque l’on suit Donald Pembrooke et Yelena Nostrovic, ce que nous montre l’une des premières planches du récit.

Andrea Sorrentino semble s’attacher à rendre une ambiance de film noir, avec une palette de couleurs sombre et une utilisation de tons ternes, des jeux de lumière qui favorisent les ombres, et des décors délabrés, fermés, plongés dans la pénombre, à l’image du centre spatial de Cap Canaveral, mis en évidence par un plan large au centre de la planche. Cela s’observe par ailleurs dans les autres bâtiments dans lesquels Pembrooke et Nostrovic se rendent. Le découpage se fait régulier, avec des vignettes rectangulaires placées en accolade de la large case centrale pour montrer le dialogue des deux personnages en champ-contrechamp. Ce partis pris graphique permet de souligner la tension narrative qui pèse sur les personnages humains, mais aussi le contexte historique dans lequel le récit se déroule.

La Guerre Froide qui se trouve en toile de fond et la paranoïa qu’elle engendre se rappellent ainsi aux personnages et au lecteur, avec des tensions évoquées à la télévision que regarde Donald Pembrooke, le fait que ce dernier doit se rendre en secret en Allemagne de l’Est, pour éviter d’éveiller les soupçons du KGB ou de la CIA. On remarque par ailleurs que l’URSS gagne en puissance au cours du récit et finit par conquérir les pays d’Europe du Nord tels que la Suède et le Danemark, comme nous le montrent les derniers chapitres du comics, qui opèrent un bond dans le temps et se situent en 2024. Jeff Lemire et Andrea Sorrentino décrivent donc un monde en proie à des tensions géopolitiques de plus en plus intenses et montrent leurs conséquences sur des citoyens appauvris, qui doivent subir le rationnement de leur nourriture.

Le fil narratif qui nous fait suivre Laïka, Able et Baker, rompt radicalement sur le plan graphique avec celui de Donald Pembrooke et Yelena Nostrovic.

Les planches d’Andrea Sorrentino sont déstructurées, avec un jeu sur le découpage. Les cases, de plus en plus petites, forment une spirale, avec un dégradé de couleurs qui passe du rose au blanc, avec de moins en moins d’éléments. On voit d’abord les débris des pièces de la capsule spatiale, puis le corps de Baker, ce qui met en évidence la violence de son expérience. Les couleurs de ce fil narratif sont souvent saturées, ce qui renforce l’aspect psychédélique obtenu par la fragmentation des planches, et contraste à la fois avec les tons ternes employés pour le fil narratif de Pembrooke et Nostrovic et les fonds blancs au sein desquels les animaux évoluent.

Ce fond blanc permet de mettre en évidence la solitude des animaux, sentiment qui les écrase. Ainsi, les vignettes qui se superposent à la pleine page montrent des plans rapprochés de Laïka dans un environnement vide, au sein duquel elle recherche la présence de quelqu’un, ce que montre sa question ainsi que son expression interrogatrice, avant de révéler l’étendue de l’isolement de la chienne. Un plan large la montre alors, seule au milieu d’une immensité blanche, dépassée par un environnement bien plus vaste qu’elle, ce que montre le gigantisme du vaisseau extraterrestre.

Le dessin d’Andrea Sorrentino permet donc de singulariser l’expérience vécue par Laïka, Able et Baker, et donc de la détacher de celles des humains. Les auteurs les en rapprochent pourtant.

En effet, ils accèdent au langage et sont capables de communiquer verbalement. Cependant, ils emploient des phrases courtes, simples ou non verbales (les verbes restant à l’infinitif lorsqu’ils sont employés), ce qui ne les empêche pas de véhiculer leurs émotions. Ainsi, le « Laïka… toute seule. », couplé au dessin qui montre la solitude de la chienne, montre parfaitement le poids de la solitude qu’elle éprouve.

Les émotions sont par ailleurs particulièrement visibles dans les expressions faciales des animaux, qui sont extrêmement travaillées, ce qui permet de les humaniser encore davantage, parce qu’elles montrent l’empathie dont ils sont capables les uns envers les autres, mais aussi envers les humains. On peut d’ailleurs affirmer que c’est précisément l’empathie qui les rend humain, si l’on s’appuie sur la pensée de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, qui en faisait une constituante essentielle de l’espèce humaine. A ce titre, la fin du récit est extrêmement riche en émotions et particulièrement poignante.

Le fil narratif consacré à Laïka, Able et Baker est ainsi marqué par une grande sensibilité et accorde une grande importance aux expériences que les animaux peuvent vivre, à cause des humains ou grâce à eux.

Le mot de la fin


Primordial est un comics de science-fiction écrit par Jeff Lemire et dessiné par Andrea Sorrentino, dans lequel les auteurs mettent en scène la découverte d’un scientifique, Donald Pembrooke, qui découvre que les animaux présumés morts dans l’espace lors de la conquête spatiale seraient en fait vivants, capturés par une entité mystérieuse et inconnu. Dans le contexte paranoïaque de la Guerre Froide, il va devoir aider Yelena Nostrovic, en charge de la mission Spoutnik 2, à les contacter.

Deux fils narratifs s’articulent alors, celui des humains sur terre poursuivis par les services secrets, et celui de la chienne Laïka et des singes Able et Baker, devenus capables de parler. Les planches d’Andrea Sorrentino s’adaptent à chacune de ces trames pour en souligner la singularité, avec une ambiance de film noir pour les humains, et un découpage déstructuré, psychédélique pour montrer la singularité de l’expérience vécue par les animaux et la souffrance qu’elle a pu engendrer.

Si vous vous intéressez à la conquête spatiale, ou que vous cherchez à explorer l’œuvre de Jeff Lemire, je vous recommande Primordial !

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