Interview de Camille Leboulanger

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de te proposer une interview de Camille Leboulanger, auteur de Malboire, Enfin la nuit et du très récent Ru chez l’Atalante, et du Chien du forgeron qui paraîtra prochainement aux éditions Argyll !

Je vous rappelle que vous pouvez retrouver toutes les interviews dans la catégorie dédiée du menu du blog, et grâce au tag « Interview ».

Je remercie chaleureusement Camille Leboulanger pour ses réponses détaillées, et sur ce, je lui laisse la parole !

Interview de Camille Leboulanger



Marc : Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

Camille Leboulanger : Je m’appelle donc Camille Leboulanger et je suis écrivain, officiellement depuis une dizaine d’années maintenant. Je vis en Bretagne où j’enseigne dans le secondaire. À part ça, je fais un peu de musique, plutôt orienté rock et heavy metal.


Marc : As-tu toujours voulu devenir écrivain ? Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture, et aux genres de l’imaginaire plus particulièrement ?

Camille Leboulanger : Il faut définir « écrivain ». Pour autant que je m’en souvienne, j’ai toujours écrit depuis que je sais lire et écrire. Par contre, je n’ai pas toujours voulu publier, ce qui est arrivé un peu « par hasard », comme un défi. Quand j’ai commencé à travailler sur ce qui allait de venir Enfin la nuit, j’avais écrit plusieurs nouvelles et je me suis lancé à écrire « quelque chose de long ». Ce texte, je l’ai proposé à deux éditeurs : Minuit et l’Atalante. C’était il y a longtemps, dans un temps où on pouvait encore déposer un gros tas de feuilles reliées dans un bureau. Quelques semaines plus tard, l’Atalante m’a rappelé.

Je n’ai pas un rapport particulièrement fort aux genres dits « de l’imaginaire » ni aux genres tout court d’ailleurs. Ado, je lisais beaucoup de SF, un peu de fantasy. Mon champ s’est largement ouvert depuis. En cela, je dois des excuses à ma professeur de français de 3e qui m’admonestait : « Camille, ce n’est pas parce que c’est vieux que ce n’est pas intéressant ». J’aurais dû l’écouter.

En vérité, ma position dans ces genres est un peu difficile à tenir : il me semble y appartenir un peu par défaut, et aussi parce que les éditeurs avec lesquels je travaille sont fléchés « Imaginaire ». Je me sens très éloigné des débats et enjeux qui agitent cet espace littéraire. Je ne pose pas la question de l’appartenance à un genre ou à un autre. En vérité, si je devais mettre un mot sur ma posture, je dirais que je suis plus un « réaliste » qu’autre chose, en admettant qu’on puisse être réaliste d’espaces fictifs.


Marc : Comment t’es venue l’idée de Ru ? Comment s’est déroulée la rédaction du roman ? As-tu des anecdotes à partager ? Comment s’est déroulé le processus éditorial du roman ?

Camille Leboulanger : Ru est une vieille idée qui, comme beaucoup d’idées, a pris son temps pour mûrir. Les trois personnages principaux sont apparus les uns après les autres. Le premier était Alvid, suivi de près de Coré. Cependant, c’est Youssoupha qui m’a donné la clef du roman : celui qui devait arriver à Ru par un chemin détourné, illégalement.
Ça a été un roman assez difficile à écrire, peut-être celui qui m’a le plus coûté en énergie. J’ai été d’assez mauvaise humeur pendant six ou sept mois :). La narration au présent était un évidence car le roman parlait du « maintenant ». Cela s’est révélé très difficile à tenir, notamment en terme de rythme. Globalement, Ru a été un roman inconfortable à écrire, mais je suis heureux et satisfait du résultat.

Pour l’éditorial, j’ai travaillé avec une éditrice nommée Laëtitia Rondeau. C’était notre première collaboration et il a fallu se livrer à quelques ajustements de part et d’autre, mais rien que de coutumier. Il est vrai que j’ai tendance à sur-employer virgules et adverbes. Je suis un mauvais « relecteur ». Je déteste ça. Une fois le texte écrit, mon « cœur » d’écrivain considère le chemin abouti. Malheureusement, ce n’est que le début d’un autre travail. C’est un défaut sur lequel il me faut travailler.


Marc : Ru est une créature que les humains peinent à comprendre, ce qui peut véritablement les choquer, et elle semble impossible à détruire. On peut la rapprocher de monstres lovecraftiens ou de kaijus. Est-ce que ces créatures ont fait partie de tes sources d’inspiration pour créer Ru ? Comment as-tu créé Ru ?

Camille Leboulanger : En effet, l’idée originelle m’est venue au visionnage de Pacific Rim, durant lequel je me suis demandé à quoi ressemblerait une société établie à l’intérieur d’un kaiju abattu. Cependant, la comparaison s’arrête là. Par contre, je ne suis vraiment pas un amateur de Lovecraft, dont je trouve le travail répétitif et peu intéressant. La reprise perpétuelle de ses motifs « superficiels » (Ctulhu, tentacules, etc.) a même tendance à me taper sur le système. Si on veut vraiment établir un parallèle, je dirais que Ru est « autre ». C’est une créature qui n’obéit pas aux règles que les sociétés humaines veulent imposer à son corps. C’est la représentation d’une force plus forte que tout : la métaphore d’un écosystème qu’il est vain de chercher à contrôler et transformer à notre image.


Marc : Si l’humanité ne parvient pas à comprendre Ru, elle s’installe néanmoins dans son corps pour la coloniser, en coulant du béton entre ses synapses pour construire des bâtiments par exemple. Pourquoi avoir mis en scène la colonisation d’un organisme vivant ? Est-ce que c’est pour montrer la manière dont l’être humain altère son environnement ?

Camille Leboulanger : Le corps de Ru est, pour le dire le plus simplement possible, la métaphore de l’écosystème, mais aussi du « corps social ». L’image est assez transparente : ce que la société jette au rebut est dans les Intestins, etc, la filtration sociale se fait dans les Reins. Les Cœurs de Ru sont des centre commerciaux. Le Reflux Gastrique est un mouvement de nausée. Les altérations que les êtres humains ont imposés au corps de Ru n’ont pas de réelle persistance et sont d’ailleurs vite « évacuées ».
Je crois de plus en plus au monde (le vrai) comme un système clos. Ce système, on ne peut y échapper (laissons ces idioties à Elon Musk et consorts) et il nous faut apprendre à vivre avec, au lieu de le former pour qu’il nous convienne. En cela, on peut dire qu’il y a une métaphore écologique. Le chapitre central montre également que les bouleversements climatiques que nous rencontrons sont l’occasion de changements sociaux profonds. Pour moi, se dire « écologiste » et n’être pas révolutionnaire, c’est se payer de mots.


Marc : Ru est porté par plusieurs voix narratives, celle de Youssoupha, réfugié exploité, celle de Coré, étudiante victime de violences policières, et celles d’Alvid et de Sandro, un couple d’artistes venus à Ru. Est-ce que cette narration polyphonique était un choix ?

Camille Leboulanger : Je ne dirais pas que Ru est un roman polyphonique, ou choral. Ce serait le cas si la narration était à la première personne. Par contre, le narrateur est largement omniscient et en profite même à plusieurs reprises pour intervenir, interpeller directement le lecteur (« Voilà le crime »).

Le rythme ternaire du livre s’est assez vite imposé à moi, ainsi que son basculement sur un le dixième chapitre, comme sur un axe. Je me suis longuement demandé si les personnages devaient se rencontrer, mais j’ai finalement choisi l’inverse (à part Coré et Sandro, dans des circonstances particulières). Je ne voulais donner le sentiment que le monde entier tournait autour de ces trois-là. Lors de la publication de mon précédent roman chez l’Atalante, Ru, Mireille Rivaland, directrice éditoriale m’avait demandé pour le prochain d’avoir plusieurs personnages. J’ai donc voulu lui faire plaisir :). Plus sérieusement, les trois personnages permettaient d’aborder différents points de vues, différentes réalités, de dresser un tableau géographique et sociologique plus vaste.


Marc : Les points de vue de Youssoupha et de Coré montrent des réalités sociales violentes, telles que les violences policières et institutionnelles qui frappent les réfugiés et les contestataires. Pourquoi décrire ce type de réalités dans un roman de science-fiction ? Est-ce que tu dirais que Ru est un roman politique ? Est-ce que tu te qualifierais d’écrivain engagé ?

Camille Leboulanger : Je dirais, je dis, et je dirai encore qu’il s’agit d’un roman politique. Comme tout roman. Comme toute fiction. Une fiction qui se défendrait d’être politique le serait aussi (et probablement réactionnaire d’ailleurs).

Le pas de côté de la métaphore m’a permis d’aborder frontalement des sujets que je n’aurais peut-être pas eu la force ou le courage de traiter autrement. La posture de l’auteur « détaché » a bonne presse, j’y ai cru longtemps, mais plus maintenant. Je ne crois pas pouvoir être autrement qu’engagé, en littérature comme ailleurs. La question du militantisme me travaille depuis longtemps. En fais-je assez ? Pourrais-faire plus ? Il y a une chose que je peux faire, en tout cas, c’est écrire des romans.


Marc : Coré, l’un des personnages principaux du récit, voyages dans Ru grâce à l’« Inframonde », constitué des interstices entre les parties du corps et les organes de la créature, ce qui lui permet d’être indétectable aux yeux du système de surveillance de la préfecture. Pourquoi montrer des angles morts de la surveillance ? Pourquoi décrire l’exploration d’une créature vivante ?

Camille Leboulanger : Depuis plusieurs années, je me pose la question de la disparition. Je voudrais me débarrasser de mon téléphone portable. Ma situation personne m’en empêche pour l’instant. Je me débats avec les réseaux sociaux et j’essaie d’en tirer un peu de positif en me coupant des mauvais côtés. Que ce doit-être agréable, comme Coré, de disparaître ! D’être libre, sous le regard de personne, et surtout pas de l’institution !


Marc : Tu décris en effet un régime plutôt autoritaire, à travers la préfecture de Ru et ce qu’elle impose, qui décrédibilise les mouvements sociaux à travers les médias et surveille sa population. Est-ce un parallèle assumé avec l’actualité politique contemporaine ?

Camille Leboulanger : Le parallèle est assumé, oui. Le régime de la préfecture est autoritaire. Coré est confrontée à la justice administrative, qui est le contraire de la justice. Une préfecture est un pouvoir administratif, aux ordres de l’exécutif : elle n’est ni élue, ni représentative. C’est, en tout état de cause, un tyran, violent et abusif. Un des questions que pose le livre est : comme une société peut se dire démocratique quand ses organes de pouvoir ne le sont pas. Toute ressemblance avec la Ve République…

La préfecture de Ru est ouvertement fasciste, les médias sont complices et partie prenante de cette fascisation. Si la préfecture de Ru inspire le malaise, le dégoût et la colère, alors je considérerais avoir réussi mon coup. Au commencement de l’écriture, je croyais être prospectif, je n’ai finalement été que descriptif.


Marc : La répartition des populations dans Ru veut que les plus aisés vivent dans les parties supérieures de la créature, tandis que les classes laborieuses se trouvent dans les régions du Tube Digestif et s’avèrent exclus socialement. Pourquoi marquer cette différence géographique ? Parmi les exclus du Tube Digestif se trouvent les « ruphages », qui se nourrissent et s’intoxiquent avec le sang de Ru, ce qui leur donne des dents rouges. Pourquoi avoir décrit cette population de marginaux parmi les marginalisés ?

Camille Leboulanger : On me faisait remarquer il y a peu que ce chapitre ressemble beaucoup à Malboire. C’est assez vrai. Je pense qu’il y a toujours plus exclu que soi. C’est un des ressorts de la domination sociologique : quelle que soit sa position, un agent est toujours rassuré d’en voir un autre plus bas que lui.

La Zone où vivent les ruphages est une sorte d’enfer. J’ai envisagé ce chapitre comme une variation autour du mythe d’Orphée et d’Eurydice. Le personnage qui y entre cherche quelqu’un. Il y a un nœud d’échos mythologiques dans le roman, dont le nom de Coré, qui est un autre nom de Perséphone, celle qui ne peut plus revenir à la surface.


Marc : Après le réveil de Ru et les Jours Rouges, tu décris un changement social profond, qui se construit grâce au Congrès, une assemblée qui débat et vote les principes du nouveau système politique, ce qui laisse entrevoir une lueur d’espoir politique. Pourquoi faire émerger l’espoir ? Est-ce que cela te semble nécessaire ?

Camille Leboulanger : L’espoir politique est nécessaire. Trop longtemps, en tant qu’auteurs et que lecteurs, nous avons laissé le capitalisme nous rendre impuissants avec des formes fictionnelles comme la dystopie, par exemple. Ru ne raconte pas toute la constitution d’une société nouvelle, mais seulement ses prémices. C’est d’ailleurs, à mon sens, son principal défaut, mais je n’étais pas capable, intellectuellement et émotionnellement d’aller plus loin lorsque je l’ai écrit. Le Congrès permet de donner la parole à tous, ce qui est le minimum vital de la démocratie. Je ne saurais dire quelle société va réellement advenir à Ru après les Jours Rouges.

Il me semble que les derniers chapitres montrent qu’elle ne sera pas idyllique, ou utopique. Je repense souvent à la nouvelle Ceux qui partent d’Omelas de Le Guin : même la société idéale a son bouc émissaire, et c’est ce qui se passe à Ru. Plusieurs actes de violence fondateurs ont lieu. Néanmoins, il faut garder espoir dans le « mieux ». Ru, c’était l’écriture de la révolution et le début d’autre chose. C’est cet autre chose qu’il m’intéresse d’écrire à présent.


Marc : Ru paraît en même temps qu’une réédition de ton premier roman, Enfin la nuit, enrichie d’une préface de Xavier Dollo. Comment perçois-tu cette réédition, dix ans après la première parution ?

Camille Leboulanger : Cette réédition a valeur d’anniversaire : dix ans de publication, ce n’est pas rien. Elle me permet aussi d’évaluer le chemin parcouru. Je suis content de voir Enfin la nuit commencer une « deuxième vie » en format poche. J’adore le poche. J’achète extrêmement peu de « grand format ». Je suis également ravi de la préface de Xavier, un ami cher, qui a défendu ce texte dès sa première parution. Elle m’a beaucoup touché. Je conseille d’ailleurs à tous.tes son Histoire de la SF en BD. C’est un colossal travail d’érudition et de transmission, qui sont toutes deux depuis longtemps des qualités de Xavier.


Marc : En parlant de Xavier Dollo, ton prochain roman, Le Chien du forgeron, paraîtra prochainement aux éditions Argyll, qu’il a fondées dernièrement avec Simon Pinel. Peux-tu nous en dire plus ?

Camille Leboulanger : Je ne peux malheureusement pas en dévoiler trop sans empiéter sur le planning promotionnel d’Argyll mais voilà ce que je peux en dire : il s’agit de la réécriture d’un mythe fondateur celte, celui de Cuchulainn, dit « le Chien du Forgeron » (comme la chanson de Manau 😉 ). J’y traite de la virilité comme construction sociale, ainsi que de la figure de l’héroïsme, le tout raconté par un narrateur particulièrement éméché et peu fiable. Je me suis beaucoup amusé à l’écrire. J’ai donc hâte qu’il rencontre à son tour son lectorat.


Marc : Quels conseils donnerais-tu aux jeunes auteurs ?

Camille Leboulanger : Je dirais : faites-vous confiance. Essayez des tas de choses. Ratez des textes. Lisez beaucoup, et pas seulement de la fiction. Surtout, écrivez. Ne vous préoccupez pas de catégorie, de genre. Ne cherchez pas à ressembler à quelque chose de déjà écrit. Prenez du plaisir à écrire. Si vous n’en prenez plus, arrêtez-vous, allez faire la vaisselle, tondez la pelouse, promenez le chien. Ne vous fixez pas d’objectif chiffrés. En bref, soyez libres.

4 commentaires sur “Interview de Camille Leboulanger

  1. Merci pour cette interview très intéressante ! Je suis sensible au côté engagé de l’auteur et j’avais bien aimé « Malboire ». Je viens de commander Ru du coup, et j’ai hâte de découvrir son prochain roman, ça m’intrigue beaucoup !

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  2. Je rejoins Boudicca, l’interview était hyper intéressante ! Malboire m’avait beaucoup plu alors que je ne m’y attendais pas forcément. Je dois avouer que Ru me fait un peu peur (l’univers tel qu’il est dépeint ici ou dans le résumé).

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