Interview de Chris Vuklisevic

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de te proposer une interview de Chris Vuklisevic, autrice de Derniers jours d’un monde oublié aux éditions FolioSF.

Je vous rappelle que vous pouvez retrouver toutes les autres interviews dans le menu du blog ou grâce au dédié.

Je remercie Chris Vuklisevic pour ses réponses détaillées, et sur ce, je lui laisse la parole !

Interview de Chris Vuklisevic


Marc : Pouvez-vous vous présenter pour les lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ?

Chris Vuklisevic : J’ai 29 ans, j’ai grandi à Antibes et j’habite à Paris (plus pour très longtemps : je m’en vais au pays des leprechauns !), et j’ai beaucoup trop hâte d’être le 1er novembre pour sortir mon sapin de Noël et saouler tout le monde avec des Christmas Carols. Sinon, je bois du thé, je regarde des séries et, parfois, j’écris.


Marc : Avez-vous toujours voulu devenir autrice ? Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et aux genres de l’imaginaire en particulier ?

Chris Vuklisevic : Pour répondre à la première question : oui. Ça peut paraître présomptueux, mais j’ai toujours su que c’était dans cette direction que j’allais. Avec beaucoup de détours et de doutes sur ma capacité à atteindre la destination, mais jamais sur la destination elle-même.

Quant aux genres de l’imaginaire, ils font partie de mon ADN. J’ai été bercée aux contes traditionnels, aux dessins animés Disney (beaucoup, beaucoup de Disney), aux Contes de la rue Broca… Dès que j’ai su lire, j’ai voulu raconter mes propres histoires. Tout naturellement, j’ai imité celles que je connaissais. Et cette inclination pour l’étrange, l’ailleurs, la féerie, ne m’a jamais quittée.


Marc : Derniers jours d’un monde oublié est votre premier roman. Comment vous est venue l’idée de l’univers du récit ?

Chris Vuklisevic : C’est toujours très difficile de répondre à cette question, parce que l’univers n’arrive pas comme ça, d’un coup, par un éclair de génie qui dévoile à nos yeux ébahis l’entièreté de ce monde imaginaire (si certains auteurs fonctionnent comme ça, qu’ils m’appellent, je les soudoierai très volontiers pour obtenir leur secret). Non, c’est plutôt une lente construction, un agrégat d’idées qui s’accumulent, certaines tombent en route, d’autres prennent plus de place…

J’ai quand même le souvenir de deux moments de « déclic » déterminants pour cet univers.

Le premier, c’était lors d’un voyage en train Paris-Antibes, il y a une dizaine d’années. Sur la gauche du train, à environ 1h de Paris, on passe un minuscule village avec son clocher, relié par un chemin à un cimetière carré, bordé de petits murs proprets. La scène m’a frappée. Je me suis dit : à quel moment met-on des murs autour d’un cimetière comme si on n’allait plus jamais avoir besoin de l’agrandir ? Comme si plus personne n’allait mourir ? Réponse logique : quand on est bloqué dans une boucle spatio-temporelle. Ben oui, évidemment. De là est née toute une histoire de village séparé de l’île à laquelle il appartenait et bloqué hors du temps et de l’espace. De son côté, l’île était devenue invisible au reste du monde, également coincée dans sa faille temporelle. Mon petit héros (c’était un récit pour la jeunesse, à l’origine) devait tout faire pour que son village réintègre l’île et que le temps reprenne son cours. Finalement, il n’est plus rien resté de cette histoire, et le roman commence là où elle aurait pu se terminer : l’île réapparaît soudain aux yeux du monde.

Le second moment, c’était lors d’une promenade en famille au château de Mandelieu, dans le sud de la France. C’est un magnifique château qui a littéralement les pieds dans la Méditerranée, avec juste au-dessus les montagnes rouges de l’Estérel. Je me suis rendu compte que ces paysages et cette atmosphère faisaient partie de moi, et j’ai décidé que l’île de mon roman y ressemblerait.


Marc : Votre roman a été publié après avoir remporté le concours des 20 ans de FolioSF. Comment avez-vous entendu parler de ce concours ? A-t-il influencé l’écriture de votre roman ?

Chris Vuklisevic : Je crois que je l’ai vu passer sur les réseaux sociaux. Il n’a pas influencé l’écriture du texte, puisque le premier jet était déjà écrit et macérait quelque part dans un dossier oublié de ma Dropbox.

En revanche, il a légèrement influencé sa réécriture, puisque le concours avait un thème (large) : « mille et une voix ». Je rentrais déjà à peu près dans la thématique, avec mes trois points de vue et les différentes voix qui s’expriment dans les documents inter-chapitres. Mais pour enfoncer un peu le clou, j’ai quand même inscrit l’expression « mille et une voix » quelque part dans le texte, juste au cas où…


Marc : D’ailleurs, comment se sont déroulés sa rédaction, puis son processus éditorial ?

Chris Vuklisevic : La rédaction a été, en toute honnêteté, une torture que je me suis infligée à moi-même. J’ai suivi presque à la lettre la méthode de L’Anatomie du scénario de John Truby. J’ai donc passé l’année 2017 à construire mon scénario à trois trames entrecroisées sur cette base (torture n°1) puis l’année 2018 à écrire le premier jet en me désolant que chaque nouvelle page s’éloigne un peu plus du scénario (torture n°2).

En fait, c’était le premier roman que j’allais vraiment terminer, et j’étais terrifiée à l’idée de partir dans une mauvaise direction. Suivre une méthode éprouvée me rassurait. Sauf que, je l’ai découvert à mes dépens, je déteste construire des plans. C’est un élan que j’ai toujours, dans les moments de panique du type « attends tu vas où c’est n’importe quoi ça part en vrille ton truc », mais en fait, ça me bloque. Je me retrouve face à mes putains de post-it et à mes tableaux Excel, et je bloque. Je ne sais pas, mon cerveau entre dans un genre de paralysie ; c’est à la fois très rassurant pour moi de faire des listes, et tellement antinaturel à mon fonctionnement que j’entre en bug.

Malgré tout, j’ai réussi à aller au bout, parce que j’avais vraiment envie de raconter cette histoire. Mais le résultat était tellement mauvais et l’expérience si pénible que je l’ai laissé de côté en me disant : de toute façon, c’est un premier essai, il n’a pas vocation à être lu. Maintenant, au moins, tu sais que tu es capable de terminer un roman.

Ce n’est que début 2020 que je l’ai exhumé, pour le concours. Je voulais mener ce processus d’écriture à son terme – un texte complet et abouti, pas un embryon de récit difforme. Avoir un objectif concret en ligne de mire m’a donné le courage de m’y remettre. Je l’ai alors entièrement repris. (Il doit rester dans la version finale peut-être 20 % de mon scénario de base et 2 % des phrases que j’avais écrites en 2018…)

Le processus éditorial, à l’inverse, a été très fluide. Mon éditeur m’a fait retirer un chapitre (il avait raison) et quelques mots un peu trop connotés « du sud » (je vais me venger avec mon prochain roman, il ne sait pas ce qui l’attend). En fait, j’avais déjà effectué tellement de retravail de mon côté qu’il n’était plus nécessaire de réformer l’ensemble en profondeur.


Marc : Votre roman se déroule sur Sheltel, une île oubliée du reste du monde, dont les habitants sont persuadés d’être les seuls rescapés d’un cataclysme qui a ravagé les continents. Pourquoi situer votre récit sur une île ? Pourquoi mettre en scène une population convaincue d’être seule au monde ?

Chris Vuklisevic : … Parce que c’est un trope.

Non, je rigole. Enfin, à moitié ! L’île, le microcosme coupé du monde, c’est un trope de la littérature parce qu’il s’agit d’un bon laboratoire pour étudier les passions humaines. Et se considérer comme les derniers survivants de l’humanité vient intensifier ces enjeux : chaque décision est cruciale pour le maintien de l’espèce. Le pouvoir exercé s’en trouve donc forcément durci par les circonstances.


Marc : Leur rencontre avec des étrangers précipite d’aille
urs leur chute. Est-ce que vous vouliez mettre en scène un échec de confrontation à l’altérité ?

Chris Vuklisevic : Quand j’ai commencé à concevoir cette histoire, on était en pleine crise migratoire en France. Et je voyais un peu partout une peur de l’invasion qui, à moi, me semblait étrange et absurde. Mais comme j’aime bien me mettre dans la peau de ceux qui pensent différemment de moi, plutôt que de les ranger directement dans la case « débiles », j’ai voulu imaginer une situation dans laquelle les personnages auraient des raisons tout à fait objectives de craindre l’arrivée des étrangers : infériorité démographique et technologique, décalage culturel, ressources rares et convoitées…

Après, est-ce que c’est un échec total dans le roman ? Je ne sais pas. Ça dépend du point de vue, je suppose. À la fin (spoiler alert), en tout cas, il y a une forme de fatalisme. Arthur se rend compte qu’il a tenté de lutter contre une technologie étrangère qui, en fait, ne fonctionnera jamais sur l’île. Et quand (re-spoiler alert) Nawomi monte sur le trône, elle décide d’embrasser le chaos : les étrangers qui arriveront après vont peut-être piller les ressources de l’île et détruire tout ce qu’elle a connu. Mais de toute façon, qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autres ? Le monde bouge, comme dirait le CIC, et nous sommes soumis à ses mouvements.


Marc : Dans cet environnement insulaire, vous décrivez des violences sociales extrêmes, avec d’abord la régulation de la population par la Main, qui
tue les nouveau-nés considérés comme non-viables et les vieillards pour éviter la surpopulation. Pourquoi mettre en scène une instance régulatrice de la population ritualisée ? Pourquoi la représentante de cette instance culpabilise de plus en plus ? Est-ce que vous qualifieriez la régulation de la population de Sheltel d’eugéniste ?

Chris Vuklisevic : Sur une île qui vit en vase clos, la question de la génétique m’est apparue comme primordiale. La population doit se montrer extrêmement vigilante pour ne pas céder à trois grandes menaces : l’extinction, la surpopulation et la consanguinité. Or, réguler la démographie, surtout dans un petit groupe de personnes, c’est s’opposer aux pulsions et aux besoins les plus fondamentaux de l’être humain. Le contrôle en est forcément très strict. Et pour que les règles soient respectées, il faut susciter chez les gens un élan plus grand que leurs pulsions. En l’occurrence, le désir de ne pas se faire tuer par la Main et la peur mystique de sa présence supplantent le besoin de se reproduire.

Mais quand les étrangers arrivent, La Main, représentante de cette régulation, n’a plus lieu d’être. Elle pouvait se permettre de tuer sans remords lorsqu’elle le faisait objectivement pour maintenir l’espèce en vie, mais à partir du moment où le monde existe au-delà de l’île, elle ne sert plus à rien. Sauf qu’elle a besoin de ce rôle. Elle commence alors à tenter de justifier ses actes autrement, mais c’est peine perdue. Elle se rend compte de l’absurdité de son office dans ce nouveau monde.

(Et oui, c’est totalement eugéniste.)


Marc : Parmi les autres violences sociales à l’œuvre sur Sheltel, on trouve aussi la régulation de l’eau par les Natifs, qui disposent d’un pouvoir considérable sur l’île. Par ailleurs, ceux-ci accusent de trahison, torturent et mutilent tout individu n’appartenant pas à leur peuple qui porterait ses signes distinctifs, à savoir une peau et des écailles de reptile. Pourquoi décrire une violence qui passe par le rationnement des ressources ? Pourquoi donner ce type de caractéristiques physiques à une classe dominante ?

Chris Vuklisevic : Le rationnement des ressources est une menace qui nous pend au nez de façon très concrète (la pénurie actuelle de matières premières nous en donne un tout petit avant-goût). L’eau potable commence à être un placement financier de choix : sa valeur devrait exploser dans peu de temps. Voilà. Je ne sais pas quoi faire de cette information. Je n’ai aucune réponse, mais c’est une question que j’avais envie de soulever dans le roman.

De façon plus pragmatique, l’avantage d’une pénurie d’eau, c’est qu’en trois jours, tout s’effondre. Ce qui nous arrange pour introduire de la tension dans un scénario.

Concernant les caractéristiques physiques, il s’agit d’une manière classique pour les puissants de se distinguer et d’affirmer leur légitimité à régner : le sang bleu, la peau claire, le costume de luxe… Ici, ce sont des écailles. Pourquoi pas ? C’est plutôt stylé – et un peu repoussant en même temps. J’aime bien.


Marc : À travers le regard de Nawomi, la Main, on observe toute la misère qui frappe certaines familles de l’île. Pourquoi montrer ce type de condition sociale avec le point de vue d’un assassin ?

Chris Vuklisevic : C’est étonnant, mais je ne me la suis jamais représentée comme une assassine. Plutôt comme un bourreau. Elle n’agit ni dans l’ombre ni par pulsion. Elle fait son job, point.

La Main a un point de vue privilégié sur la misère, puisque son rôle est justement de l’éliminer – ou du moins, d’éliminer une partie de ses causes supposées, à savoir les bouches à nourrir inutiles : les vieux trop fragiles pour travailler et les nouveau-nés qui n’en seront jamais capables parce que difformes, handicapés ou trop frêles. Evidemment, les plus riches ont les moyens de contourner la règle et d’envoyer leurs propres « faibles » dans des institutions cher payées, donc la Main est une moindre menace pour eux.


Marc : Vous décrivez un système de magie qui s’appuie sur les « dons » que reçoivent certains individus. Cependant, certains d’entre eux sont considérés comme dangereux et enfermés, et deviennent les esclaves au service d’Arthur Pozar. Pourquoi mettre en scène des mages parfois surpuissants réduits en esclavage ?

Chris Vuklisevic : Parce que c’est ce qu’on fait avec ce qui menace le pouvoir et l’ordre, non ? Il y a sans doute un peu de l’imagerie du masque de fer là-dedans. Ou des femmes « hystériques » qu’on enfermait en asile psychiatrique. Ou encore des millions de croyants persécutés dans le monde parce que leur foi et leur manière de vivre remettent en cause la domination absolue de ceux qui les dirigent. Mais même depuis leurs prisons, la puissance de leur message touche leurs bourreaux.


Marc : Parmi les personnages qui disposent de pouvoirs magiques, on retrouve les « feutiers », qui alimentent un éclairage technomagique équivalent à des ampoules électriques ou un éclairage au gaz. Ils sont toutefois exploités par Arthur Pozar, qui fait d’eux des employés surendettés pour son seul profit. Pourquoi décrire des mages pris au piège de l’exploitation de leur travail ?

Chris Vuklisevic : Je voulais explorer plusieurs facettes de l’exercice du pouvoir : par la domination politique, par un système religieux, par la force physique, et bien sûr par l’argent. Arthur, qui n’arrive pas à accéder aux autres sphères de pouvoir malgré ses efforts, concentre tout sur sa puissance économique. C’est son unique manière de dominer et de s’élever au-dessus des autres. Son schéma est celui du capitaliste pur et simple : tirer profit du travail des autres. Ce qui n’est pas forcément un problème en soi tant que chacun y trouve son compte et se sent respecté et rémunéré à sa juste valeur. Là où Arthur devient immoral, à mon sens, c’est lorsqu’il crée un monopole qui oblige les travailleurs à se plier à ses taux usuriers et à ses règles pour survivre. 


Marc : Sans rentrer dans les détails, vos personnages principaux apparaissent particulièrement fragiles. Pourquoi décrire des personnages en proie à un tel mal-être ?

Chris Vuklisevic : Parce que sinon, c’est beaucoup moins drôle. Conflit, tension, faiblesse, vulnérabilité, c’est ce qui fait le sel d’un personnage. Les protagonistes sans failles qui traversent la vie comme un champ de fleurs ne m’intéressent pas.


Marc : Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Chris Vuklisevic : J’écris mon deuxième roman. Il est très différent de Derniers jours d’un monde oublié. C’est  un récit beaucoup plus intimiste, toujours dans l’imaginaire mais avec une tonalité plus onirique. Ce n’est pas tout à fait de la fantasy, mais c’est un peu trop poussé côté surnaturel pour du réalisme magique.

Il y aura encore une sorcière (une vraie de vraie, cette fois), du thé (j’adore le thé) et des fantômes (plutôt conciliants). Ah, et il y aura aussi (sauf si elle passe à la trappe) une nouvelle scène d’accouchement, pour ceux à qui ça a plu dans Derniers jours 😀 !


Marc : Auriez-vous des conseils pour les jeunes auteurs ?

Chris Vuklisevic : Dans la mesure où je suis une jeune autrice, je vais me contenter d’un conseil à moi-même dont j’ai besoin en ce moment :

Personne ne regarde par-dessus ton épaule quand tu écris. Arrête de penser au jugement des autres. Arrête de vouloir faire sobre, précis, retenu, dès le premier jet. Sors les idées, les images, les phrases, vas-y, même si elles sont trop loufoques, trop lyriques, trop what the fuck, trop exagérées, trop incohérentes. Tu rallumeras ton éditrice intérieure plus tard. Tu as tout un arsenal de haches et de ciseaux qui tremblent dans leurs étuis, impatients de venir taillader sans pitié ton texte. On s’occupera du lisible à ce moment-là. Mais pour l’instant, écris. Le plus librement, le plus sincèrement possible.

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