MortTM, de Jean Baret

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du dernier roman de la trilogie Trademark, à savoir

MortTM, de Jean Baret


Introduction

Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions du Bélial. Je remercie chaleureusement Julien Guerry pour l’envoi du roman ! Ensuite, si MortTM constitue le dernier volume de la trilogie Trademark, il peut tout à fait être lu indépendamment de BonheurTM et VieTM  qui mettent des personnages différents. Néanmoins, comme je risque de faire des parallèles avec ces deux romans, je vous recommande d’au moins lire les chroniques qui les concernent (ici et ici). Ensuite, comme le souligne Olivier Girard dans l’avant-propos du roman, vous allez être mis face à une science-fiction brutale qui ne vous épargnera absolument rien. Ne prenez donc pas MortTM comme un roman agréable à lire, mais « comme un uppercut dans l’estomac suivi d’un coup de talon là où ça fait mal ». Pour moi, ce qualificatif s’avère d’autant plus vrai dans ce dernier volume.

Jean Baret est un auteur français qui a grandi pendant les années 1980, avec tout ce que cela implique, c’est-à-dire la découverte des « univers imaginaires », qui sont à l’époque en pleine expansion, grâce aux jeux de rôle, au jeux-vidéo, aux comics, et à la littérature. En parallèle de sa carrière d’auteur, il pratique la musculation et est avocat au barreau de Paris.

MortTM est le dernier volume de la trilogie Trademark, qui est une trilogie conceptuelle, c’est-à-dire que chaque roman de cette trilogie peut être lu indépendamment sans connaissance des deux autres, mais forme avec ceux-ci un ensemble de réponses à la question du sens de la vie, et peut-être à l’univers et au reste.

En voici la quatrième de couverture :

« Rasmiyah vit à Babel. Bien qu’elle réside dans un quartier musulman, c’est une chaos magicienne. Enseignante de profession, elle vénère le dieu serpent Glycon et organise sa vie en fonction du grimoire fondateur de sa religion, le Moon and Serpent Bumper Book of Magic. De l’autre côté de la Bordure, à Mande-Ville, Xiaomi est journaliste. Et gonzo, avec ça. Ses enquêtes génèrent du clic comme s’il en pleuvait — de la consommation en bonne et due forme, bien entendu, mais il ne faudrait pas le prendre pour quelqu’un qui en a quelque chose à foutre. Quant à Donald Trompe, citoyen DN4n93xw dans la zone d’Algoripolis, il partage son quotidien sous l’égide de l’Indominux Lex, loué soit-Il, entre temps d’amour, d’amitié, de loisir et de travail — travail qui consiste à agencer des lettres flottant dans l’espace virtuel de son cube de vie. Ces trois-là ne se connaissent pas. Et pourtant, la M-Théorie va bouleverser leur vie à tous. Et peut-être même bien au-delà… »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Jean Baret met en scène trois aliénations et les retranscrit dans le discours de ses personnages.

L’Analyse


Trois Zones, trois aliénations, une M-Théorie

MortTM met en scène trois personnages point de vue qui vivent dans une monopole divisée en trois Zones complètement séparées les unes des autres par de gigantesques m
urs.

Rasmiyah vit à Babel, où les individus sont sommés de croire en un dieu, quel qu’il soit, et vivent dans des quartiers qui correspondent à leur obédience religieuse. Cependant, Rasmiyah est « chaos magicienne » (oui oui), ce qui lui permet de changer de religion lorsqu’elle le souhaite. Elle est ainsi passée de l’islam à la vénération de Glycon, le dieu serpent dont les rituels de vénération sont contenus dans le Moon and Serpent Bumper Book of Magic, rédigé par un certain Alan Moore (oui oui). Xiaomi vit à Mande-Ville, dont le nom provient de Bernard Mandeville, qui a en quelque sorte théorisé le ruissellement économique, mais aussi le fait que les bassesses et les crimes les plus vils alimentent l’économie. Il exerce le métier de « journaliste gonzo » (terme qui renvoie d’ailleurs à une véritable manière d’être journaliste), avec des articles qui utilisent des techniques de clickbait. Mande-Ville est donc le nom de la zone explorée à travers le regard de Toshiba dans BonheurTM, où règne la consommation effrénée pour le bien du marché et celui, supposé, des individus, définis par ce qu’ils consomment. Donald Trompe se trouve confiné dans l’un des innombrables et minuscules appartements confinés d’Algopolis, et vit la majorité de son temps connecté à des univers virtuels qui lui permettent de travailler, et d’interagir socialement et sexuellement avec les autres citoyens. Il doit donc gérer l’équilibre entre ses temps de travail, d’amour, d’amitié et de loisir, sous peine de recevoir des attaques des algorithmes inféodés au plus puissant d’entre eux, l’Indominus Lex, « loué soit-il ».

Vous l’aurez compris, les Zones dans lesquelles vivent Xiaomi et Donald Trompe correspondent aux villes décrites dans BonheurTM et VieTMet s’intègrent à un univers bien plus vaste, complété par Babel. Dans le dernier roman de la trilogie Trademark, Jean Baret nous présente donc son univers dans son intégralité, à travers trois points de vue différents, au contraire des deux romans précédents qui présentaient un seul personnage, et une seule Zone. Cette pluralité des points de vue permet à l’auteur de montrer quelle forme d’aliénation subissent ses personnages (j’y reviens plus bas).

L’imperméabilité des Zones et leurs habitants vont être perturbés par l’arrivée de la M-Théorie, une mystérieuse idéologie dont les contours et les ambitions vont se préciser peu à peu. Cette théorie met en évidence les failles des personnages et celles de leur lieu d’habitation. Ainsi, l’émergence de la M-Théorie renforce le sentiment d’insatisfaction de Xiaomi vis-à-vis de son travail, puisqu’il voudrait effectuer de véritables investigations, et non des articles formatés pour générer du clic et de l’argent, Rasmiyah observe la violence et l’intégrisme complets du monde dans lequel elle vit, complètement soumis au contrôle dans la foi, et Donald Trompe se trouve progressivement déphasé dans un monde totalement absurde.

On remarque ainsi que la confrontation des trois personnages avec la M-Théorie montre qu’ils sont totalement aliénés. Ils croient en effet vivre dans le meilleur des mondes possibles, et relaient ainsi le discours de propagande de leur Zone, qui se trouve en rivalité avec les deux autres. Leur discours met alors en évidence les comparaisons qu’ils effectuent entre leur lieux de vie supposément idéal et ceux qu’ils perçoivent comme étant cauchemardesques. Jean Baret utilise cependant l’ironie pour montrer que la Zone qu’ils pensent acceptable ne l’est pas tant que cela.

Mande-Ville est une horreur de violence économique où (La mort n’est que le berceau de l’éternelle vie) tous les coups sont permis pour prospérer dans un vide spirituel (Dévotement durable : Croyance à la vie éternelle) béant. Peut-être que chez les fachos, c’est plus calme. Après tout, laisser des (Avec la prière et la foi on obtient bœufs et vaches) algorithmes décider de sa vie ne doit pas être déplaisant. Mais Rasmiyah sait qu’elle aurait bien du mal (À l’inviolable foi, toute autre vertu cède) à vivre sans aucune transcendance. Elle a besoin de se savoir reliée à autre chose. Ce ne sont pas les infobulles qui lui diront le contraire.

Rasmiyah qualifie les habitants d’Algopolis de « fachos », puisque le contrôle total des algorithmes sur la vie des citoyens, par ailleurs enfermés dans des appartements exigus, s’apparente à une forme extrême de totalitarisme. Mande-Ville apparaît à ses yeux comme un monde violent et cynique. Pour elle, ces deux Zones sont indésirables parce qu’elles manquent de « transcendance ». Cependant, celle-ci apparaît de manière ironique dans les « infobulles », dont le discours est transcrit entre parenthèses et en italiques, comme une propagande religieuse que le personnage subit. Rasmiyah pointe donc les défauts des autres sociétés sans voir ceux de la sienne.

Comment peut-on en effet accepter le joug des dieux ou se soumettre aux appétits incontrôlés du marché débridé ? Qui peut être assez fou pour approuver la tyrannie religieuse ou commerciale ? Seuls eux ont la chance de vivre ainsi, dégagés de tout matérialisme. Aucune classe sociale, aucune élite, tous les citoyens sont égaux, protégés par les algorithmes et une gestion saine de leurs temps de vie. Que rêver de mieux ?

De la même manière, Donald Trompe constate l’aspect aliénant de Babel et de Mande-Ville, qualifiées de « tyrannies » et vues comme des systèmes coercitifs auxquels il faut se soumettre, sans se rendre compte de celui qu’il subit. Il relaie ainsi le discours des algorithmes, qui justifie d’une part leur enfermement physique mais leur semblant d’évasion virtuelle, mais aussi l’uniformisation totale des citoyens et leur prise en main par des machines. La question rhétorique finale, qui succède aux deux premières, marque la croyance du personnage en son système, parce qu’elle appelle pour lui une réponse positive, contrairement aux précédentes.

Xiaomi pense aux malheureux citoyens d’Algoripolis condamnés à mener une vie morne et vaine. Certes, ici, il y a des pauvres, des riches, des clochards et des milliardaires, mais tous ont un rôle. Même le zonard le plus démuni pourra être monétisé d’une façon ou d’une autre. Le marché est invincible. Tout a un prix, tout a une fonction, tout est marchandise. Comment les citoyens fachos peuvent-ils supporter d’être limités à une stricte égalité, de vivre dans un cube, de manger une bouillie nutritive, de n’avoir d’autres aspirations que de fréquenter des putains de mondes virtuels ? Là-bas, tout est faux. Ici, tout est vrai. Ici, c’est le réel dans toute sa splendeur et son extravagance.

Tout comme Rasmiyah et Donald Trompe, Xiaomi est enfermé dans le discours dominant de sa Zone qu’il répète en étant convaincu qu’elle est supérieure aux autres. Pour lui, les citoyens « fachos » d’Algopolis sont « malheureux » et leur vie est « morne » par opposition à ceux de Mande-Ville, qui se vouent à un « marché invincible ». En effet, le système ultracapitaliste de cette Zone phagocyte et englobe la totalité des biens et des individus, ce qu’on remarque dans la construction syntaxique qui juxtapose trois propositions introduites par « tout », ce qui montre que le marché réifie et ravale au rang de « marchandise » la totalité de la population et des objets. Cependant, si cet aspect de ce système peut apparaître horrible, il est perçu comme une vertu par Xiaomi. Le personnage effectue alors un éloge sur le plan intradiégétique, et un éloge paradoxal pour le lecteur. Par ailleurs, il oppose le vrai et le faux, le virtuel et le réel, dans sa comparaison entre Algopolis et Mandeville. La première, en soumettant ses citoyens à une forme d’égalité, marquée dans le discours du personnage par la similitude de leurs habitants et de leur nourriture, et associée par la virtualité de leur existence. L’antithèse qui oppose un « là-bas » et un « ici », s’articule à un éloge d’une réalité matérielle et exubérante, donc positive dans l’esprit du personnage, mais beaucoup moins dans celui du lecteur.

Les personnages observent l’aliénation de leurs voisins sans voir la leur, mais ils ne voient pas non plus les points communs entre les Zones, notamment leur enfermement dans une routine. Cet enfermement s’observe dans le style employé par Jean Baret, avec une poétique différente selon les Zones et les personnages, mais une utilisation constantes des répétions dans la description des routines matinales des trois personnages, détaillées dans chaque début de chapitre.

Les lumières de la chambre s’allument automatiquement tandis que l’hologramme du Colonel Sanders, un vieux monsieur, cheveux et bouc blancs, vêtu d’un costume blanc et d’un tablier rouge, apparaît et dit :
« Délicieux à s’en lécher les doigts ! »
Étirement, bisou, « Send Me On My Way »

Dès le réveil du personnage, un discours publicitaire (différent à chaque début de chapitre) émerge pour lui rappeler de consommer et l’y inciter. On remarque l’utilisation d’une phrase nominale dans le dernier paragraphe, qui décrivent les actions effectuées par Xiaomi (j’y reviendrai).

Donald Trompe se réveille. Il se lève du matelas qui gît à même le sol de son module de 8m2.
Premier et deuxième réflexes du matin. Scan du code-barres tatoué sur son crâne chauve exécuté, temps de vie donnés. Panneau en métal, assiette et couverts en plastique, pâte nutritive jaune, fauteuil, hub.

Le premier paragraphe montre le dénuement matériel dans lequel vit le personnage, puisque son environnement physique est exigu, par opposition aux mondes virtuels qu’il fréquente. Le deuxième paragraphe contient des phrases nominales, qui détaillent les « réflexes » du personnage qui précédent sa connexion.

Rasmiyah s’éveille au chant du muezzin. Elle embrasse trois fois le Moon and Serpent Bumper Book of Magic puis se dirige vers la salle de bain et dit : « Bismi-Llahi-r-rahmani-r-rahîm ».
Mains, bouche, nez, visage, bras, cheveux, oreilles, pieds, chevilles, Ash-hadu anna lâ,etc.

La routine de Rasmiyah met en évidence le fait que sa vie est rythmée par des rituels, comme en témoigne la présence d’objets et de discours religieux, avec un « muezzin », son grimoire, des ablutions. L’aspect répétitif de ce rituel est marqué par une longue phrase nominale conclue par un « etc ».

Cette répétition d’actions qui s’enchaînent dénotent l’enfermement dans des habitudes répétitives qui marquent l’aliénation et l’intégration dans une système qui mécanise et réifie ses citoyens, ce que dénotent les phrases nominales, qui traduisent l’aspect machinal du quotidien des personnages.

La poétique de Jean Baret pour différencier les trois zones et leur idéologie passe par ailleurs par l’utilisation de figures et de procédés stylistiques différents. 

Xiaomi sort de l’ascenseur, quitte l’immeuble pour se retrouver dans la rue bondée de gens de toute sorte, des petits, des grands, des gros, des maigres, des transgenres, des cisgenres, des furries, des Moreau, des cyborgs, des mutants, des robots, et tout le monde vaque à ses occupations.

Le point de vue de Xiaomi montre des énumérations qui illustre l’énorme diversité d’individus l’on peut trouver dans une société de consommation poussée à l’extrême, parce qu’elle les force à s’affirmer par leurs dépenses.

Donald s’interroge sur la force d’un décret pyramidal bicaméral, il appelle un algorithme en costard cravate pour le questionner. ALGO 207 apparaît et répond :
« La force d’un décret pyramidal bicaméral est de Rhinocéros/20. »

À Algopolis, le discours des algorithmes s’avère incompréhensible et complètement absurde pour les citoyens, ce qui traduit l’opacité du monde dans lequel ils vivent, mais aussi leur soumission à un chef unique, l’Indominus Lex, qu’ils sont forcés de révérer.


Ou encore :
« La crainte de Dieu purifie le cœur. »
Ou encore :
« On aime mieux les siens quand on les aime en Dieu. »
Rasmiyah presse le pas pour traverser au plus vite cette jungle de messages (Dieu est un espoir qui commence là où finit le désespoir) tout en tâchant de regarder le moins possible mais (Dieu favorise celui qui plante un arbre, et non pas celui qui le coupe) c’est très difficile, pour ne pas dire impossible (La croyance ne peut être l’apanage d’une seule religion) de tous les éviter.

Le discours religieux des instances théocratiques de Babel transparaît dans les « infobulles » omniprésentes, que Rasmiyah tente d’éviter. On remarque que ces infobulles emploient un présent gnomique, utilisé pour les lois scientifiques, les proverbes, mais aussi les dogmes religieux.

Les infobulles s’intègrent d’ailleurs à la polytextualité parasitaire qui diffère en fonction des zones, de la même manière que les évocations du « Code de la consommation » et les « Avez-vous consommé » à Mande-ville ou les attaques d’algorithmes à Algopolis. La poétique de Jean Baret transcrit donc l’environnement aliénant dans lequel vivent les personnages avec des discours polluants et omniprésents qui viennent les frapper sans cesse. 

Enfin, il est possible de mettre en parallèle MortTM avec l’œuvre d’un certain Philip K. Dick, d’abord parce que deux éléments du roman renvoient explicitement à l’auteur, avec une réplique de Xiaomi, « vous jouez aux précogs », qui renvoie à un type de personnage de l’œuvre de Dick, que l’on retrouve dans Les Chaînes de l’avenir ou dans Ubik par exemple, et la « scramble suit » que porte Rasmiyah pour se fondre dans les masses de croyants pour s’intégrer dans les quartiers qu’elle traverse, qui n’est ni plus ni moins que le nom original du « complet brouillé » du (magnifique) roman Substance Mort.  Ces clins d’œil permettent de marquer une proximité entre les univers de Jean Baret et Philip K. Dick, mais aussi le traitement du réel des deux auteurs, puisque la réalité se fracture peu à peu autour de leurs personnages.

Le mot de la fin


MortTM constitue le volume final de la trilogie Trademark de Jean Baret, et il la conclut magistralement. L’auteur pousse le cynisme de son univers au maximum et décrit trois personnages totalement aliénés vivant dans trois Zones différentes d’une gigantesque mégapole.

Xiaomi est soumis aux impératifs du marché, Donald Trompe est constamment surveillé par des algorithmes, Rasmiyah vit sous le joug d’une théocratie fanatique. Tous trois croient vivre dans le meilleur des mondes possibles et crachent allègrement sur les autres Zones, mais ils sont enfermés dans leur croyance et leur idéologie, qui vont voler en éclats sous les coups de la M-Théorie qui ne laisse entrevoir qu’une seule issue possible.

Comme les deux volumes précédents, MortTM frappe ses lecteurs « d’un colossal uppercut à l’estomac doublé d’un coup de talon là où ça fait mal », pour reprendre les mots de son éditeur.

Si vous aviez aimé BonheurTM et VieTM, si vous aimez la science-fiction de Dick et de Spinrad, la SF politique, si vous êtes nihiliste, jetez-vous sur ce roman. Moi, j’attends avec impatience les prochains romans de Jean Baret !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Dionysos, Gromovar, Yuyine, Le Chien critique

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