Les Chaînes de l’avenir, de Philip K. Dick

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de l’un des premiers romans de Philip K. Dick, qui est également le premier à traiter du motif du temps, récurent dans son œuvre.

Les Chaînes de l’avenir


Introduction


Philip K. Dick est un auteur de science-fiction américain né en 1928 et mort en 1982. Il est l’auteur d’une œuvre titanesque, avec une cinquantaine de romans et plus d’une centaine de nouvelles. L’un des motifs récurrents de son œuvre questionne la notion même de réalité à travers la mise en scène d’univers truqués, ou l’humanité, avec des personnages qui redéfinissent les limites de l’humanité. Ces thématiques se retrouvent dans des œuvres comme Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?  par exemple, qui a plus tard été adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre Blade Runner.  

Philip K. Dick a également eu une influence sur des sous-genres comme le cyberpunk, puisque William Gibson, l’auteur de Neuromancien a confié qu’il avait été inspiré par la version cinématographique de Blade Runner, mais aussi de par les sociétés futures qu’il dépeint et l’esthétique qu’il leur donne. À noter que l’auteur connaissait, et était « l’aimable mentor », selon Le Guide Steampunk d’Étienne Barillier et Arthur Morgan, des trois précurseurs (ou ses créateurs) du steampunk, K. W. Jeter (qui est par ailleurs également un précurseur du cyberpunk, avec son roman Dr. Adder), Tim Powers et James Blaylock.

Les Chaînes de l’avenir, dont je vais vous parler aujourd’hui, est originellement paru en 1956. Il s’agit donc de l’un des premiers romans de l’auteur, avec Loterie solaire, dont je vous ai parlé il y a quelques temps. Il a été traduit en français en 1976 par Jacqueline Huet pour la collection « Science-Fiction » des éditions du Masque. Cette traduction a été révisée par Sébastien Guillot lors de la parution de l’intégrale des romans de Philip K. Dick dans la collection « Nouveaux Millénaires » des éditions J’ai Lu, qui ont ensuite repris le roman au format poche. Ma chronique s’appuiera sur la version révisée de la traduction.

En voici la quatrième de couverture :

« Jones voit l’avenir. Il connaît dans les moindre détails les événements un an avant qu’ils ne se produisent, comme s’il souvenait avec précision. Il sait par exemple que les foules vont le porter aux nues et le faire prophète, il sait que cette popularité lui permettra de devenir un dictateur incontesté, il sait même où et quand ses opposants vont tenter de l’assassiner… Mais il connaît aussi tous les détails de sa chute, et le drame, c’est qu’il ne peut rien y changer. »

Dans mon analyse du roman, je m’intéresserai notamment à la manière dont l’auteur traite des motifs du temps, de l’espace et de l’aliénation.

L’Analyse


Vision du temps, conquête spatiale, aliénation


Philip K. Dick décrit un monde transformé par les conséquences d’une guerre totale, lors de laquelle des bombes nucléaires et d’autres armes de destruction massive ont été employées. L’auteur décrira d’autres sociétés devant faire face aux conséquences d’une guerre nucléaire, dont celle de Blade Runner, Dr Bloodmoney, mais aussi Deus Irae, roman qu’il a co-écrit avec Roger Zelazny. En attendant l’année dernière met quant à lui en scène une société traversée par un conflit entre deux espèces extraterrestres, les Reegs et les Lilistariens. La guerre décrite dans Les Chaînes de l’avenir a opposé toutes sortes de factions, de la Chine communiste aux fascistes de tous horizons, et tous ceux qui pensaient détenir la vérité et qui voulaient l’imposer de manière générale. Le rejet de toutes ces idéologies, mais aussi de la vérité dogmatique, a donné naissance au « Relativisme de Hoff », une idéologie qui prétend que toutes les vérités se valent et qu’il faut prouver celles que l’on tente d’asséner, sous peine d’aller en prison ou d’être interné dans des camps de travail par la police politique du régime. Philip K. Dick met donc en scène un monde où le relativisme est devenu une véritable idéologie, qui combat les idéologues par le biais… de la censure et de la surveillance (oui oui), pour éviter une guerre totale et les dangers qu’elle pourrait entraîner. Le relativisme de Hoff s’impose donc à la plupart des populations, mis à part quelques dissidents, qui peuvent (ou non) prouver les vérités qu’ils défendent. La guerre a également engendré toutes sortes d’êtres mutants, que l’auteur décrit dans un cirque, à travers le regard de l’un des principaux personnages du roman, l’agent de la police secrète, Cussick.

De tous côtés, des humanoïdes couverts de plumes ou d’écailles, munis d’ailes, de queues ou d’appendices étranges bruissaient et s’agitaient, variations infinies de gènes ravagés. Il y en avait dont les organes ordinairement internes étaient situés à l’extérieur du corps, des monstres sans yeux, sans visage, parfois sans tête, certains étaient munis de membres démesurément allongés aux articulations innombrables, d’autres encore vivaient à l’intérieur d’autres monstres d’où ils émergeaient parfois, lançant des regards tristes. Panorama grotesque de toutes les malformations organiques possibles : culs-de-sac de l’évolution qui ne laisseraient pas de progéniture, monstres qui assuraient leur survie en faisant montre de leur monstruosité.

La société du relativisme de Hoff a poussé l’humanité à tenter de conquérir l’espace, en commençant par le système solaire. Cependant, cette conquête s’avère un échec, puisqu’aucune des planètes orbitant autour de notre Soleil n’est en mesure d’accueillir des êtres humains, à cause des conditions presque littéralement infernales qui y règnent. La conquête spatiale apparaît donc comme un fantasme inassouvi. Malgré tout, le Gouvernement Fédéral Démocratique ne désespère pas d’établir des colonies spatiales, puisque des bâtiments ont été installés sur Vénus pour y encadrer des recherches. Le gouvernement a aussi créé des mutants capables de vivre à la surface de Vénus et de supporter son atmosphère radicalement différente de la Terre. Ces mutants vivent donc enfermés dans un environnement artificiel reproduisant les conditions de vie vénusienne, parce que l’air terrien peut les tuer. Philip K. Dick explore donc la possibilité d’adapter l’être humain à la vie sur d’autres planètes grâce aux modifications génétiques, ce qui relève du transhumanisme.

Dans ce monde transformé, le lecteur suit donc l’agent Cussick, un groupe d’êtres humains mutants adaptés pour la vie vénusienne, mais aussi Jones, un personnage doté de la faculté de voir l’avenir, ce qui fait de lui une sorte de « précog », comme on peut en croiser dans Ubik, paru treize ans plus tard. En effet, les précogs d’Ubik sont définis par leur capacité d’anticipation, ce que souligne Pat, un personnage dont j’aurai l’occasion de vous reparler bientôt.

« il m’a punie une semaine avant que je casse la statue. Mais il disait que c’était inévitable ; vous connaissez le don des précogs : ils voient l’avenir mais ne peuvent pas le changer. »

Les précog peuvent ainsi voir l’avenir avec certitude sans pouvoir le changer. Et c’est précisément le don et la malédiction de Jones. En effet, il peut voir l’avenir exact sur la durée d’une année. Cela lui donne une assurance folle, parce qu’il connaît exactement l’avenir et peut prendre tous ses adversaires de court, puisqu’il peut donner l’impression (et c’est parfois le cas) qu’il a tout prévu, et peut donc parvenir à les dominer, ce qui lui donne du pouvoir politique et le propulse en lieu et place des instances du Goufédem. L’apparente maîtrise du temps permet alors à Jones d’établir une dictature, de la même manière que Gino Molinari, Secrétaire Général des Nations Unies dans En attendant l’année dernière. Mais là où Molinari se sert d’une drogue, le JJ-180, pour voyager dans le temps et gouverner grâce à un afflux de ses doubles issus de réalités alternatives (oui oui), et doit faire face à une guerre qui le dépasse, Jones se sert de son pouvoir pour unir l’humanité grâce à son pouvoir qui lui confère un ethos de prophète. L’union voulue par Jones s’appuie aussi sur la lutte contre un supposé ennemi commun, les « dériveurs » des organismes qui semblent dénués de conscience qui s’échouent sur Terre et d’autres planètes, qu’il perçoit comme des envahisseurs devant être détruits (tout parallèle avec des procédés autoritaires véritables est évidemment pertinent).

Jones semble donc maîtriser le temps, mais comme il ne peut influer sur les événements qu’il prévoit, il se trouve écrasé et aliéné par le cours des événements, puisqu’il sait par exemple quand et comment il va mourir, sans pouvoir empêcher quoi que ce soit. Malgré son don de vision, il est forcé de suivre la marche du temps, ce qui apparaît plutôt ironique.

Cussick, l’agent du Gouvernement Fédéral Démocratique que le lecteur suit dans son enquête pour empêcher Jones de prendre le pouvoir, apparaît dépassé par les événements déclenchés par l’arrivée des dériveurs sur Terre et l’ascension de Jones vers le pouvoir. Il est même manipulé par Jones, qui peut prédire ses actions. Ainsi, si le dictateur est soumis au temps malgré sa connaissance, il peut tout de même dominer les êtres humains standard, qui se retrouvent écrasés par le temps et son pouvoir de prescience. Cussick appartient donc à la catégorie des personnages de Philip K. Dick qui ne sont pas maîtres de leur destin et qui tentent tant bien que mal de leur échapper. On peut également remarquer qu’à l’instar d’autres personnages des romans de l’auteur, Cussick a des problèmes conjugaux, notamment à cause de divergences d’opinion politique, puisque sa femme, Nina, est contre le Goufédem et soutient Jones. Cependant, sans rentrer dans les détails, leur histoire ne se termine pas mal, puisqu’ils parviennent à échapper à l’influence de Jones et des dériveurs.

Ces derniers représentent une forme d’altérite radicale. En effet, ce sont des créatures extraterrestres non-humanoïdes, qui se rapprochent des végétaux, dénuées de conscience, et dont le mode de fonctionnement interroge les scientifiques humains. Malheureusement, ces derniers sont instrumentalisés par Jones, qui cherche à les détruire parce qu’il les considère dangereux. On remarque d’ailleurs que c’est cette interprétation qui donne une certaine dangerosité aux dériveurs, mais je ne peux pas vous en dire plus. Les dériveurs symbolisent d’une certaine manière l’échec de l’humanité standard face à l’espace.

Cependant, Philip K. Dick décrit en quelque sorte la naissance d’une utopie spatiale vénusienne avec les mutants humains créés pour y vivre, et décident de bâtir une civilisation indigène à Vénus, et non pas une reproduction de la société terrienne. Cette volonté de différenciation s’observe dans la description de la faune vénusienne que les transhumains domestiquent, avec par exemple le « dobbine », sorte d’oiseau capable de tirer un chariot et de voler. Vénus est donc accueillante pour les êtres humains qui s’y sont adaptés, et représente un milieu pour l’humanité standard, incapable de s’y acclimater et devant vivre dans un « Refuge » reproduisant l’atmosphère terrestre si elle s’y installe. Les habitants de Vénus prennent donc leur revanche sur les terriens sur Vénus par une inversion des positions. On remarque que l’auteur, plutôt que de mettre en scène une terraformation (ou une ambition de terraformation) de planètes à coloniser, montre une modification possible de l’être humain pour qu’elle résiste à d’autres climats que celui de la Terre.

Le mot de la fin


Les Chaînes de l’avenir est un roman de science-fiction de Philip K. Dick dans il met en scène un monde ébranlé par une guerre totale qui a donné naissance au relativisme de Hoff et au Gouvernement Fédéral Démocratique, un régime totalitaire qui combat et enferme ceux qui expriment des vérités sans les prouver et les idéologues dangereux, jugés responsables de la précédente guerre.

Le Goufédem est cependant dépassé par l’arrivée des dériveurs, des créatures extraterrestres qui s’échouent sur Terre, mais aussi et surtout par Jones, un homme capable de prédire l’avenir avec une année d’avance, ce qui lui permet d’arriver au pouvoir.

L’auteur décrit donc l’ascension, puis la chute fatales de Jones, qui n’est pas maître de son destin malgré son pouvoir, mais aussi la naissance d’une utopie spatiale vénusienne, à travers le regard d’un groupe de transhumains créés pour survivre à l’atmosphère de Vénus.

Si vous voulez explorer le rapport de Philip K. Dick au temps, aux pouvoirs psychiques, et à l’humanité, je vous recommande ce roman !

J’ai également lu et chroniqué d’autres romans de l’auteur, Loterie Solaire, Blade Runner, En attendant l’année dernière, À rebrousse-temps,