Substance Mort, de Philip K. Dick

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de l’un des romans les plus personnels de son auteur.

Substance Mort, de Philip K. Dick


Introduction


Philip K. Dick est un auteur de science-fiction américain né en 1928 et mort en 1982. Il est l’auteur d’une œuvre titanesque, avec une cinquantaine de romans et plus d’une centaine de nouvelles. L’un des motifs récurrents de son œuvre questionne la notion même de réalité à travers la mise en scène d’univers truqués, ou l’humanité, avec des personnages qui redéfinissent les limites de l’humanité. Ces thématiques se retrouvent dans des œuvres comme Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? par exemple, qui a plus tard été adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre Blade Runner.  

Philip K. Dick a également eu une influence sur des sous-genres comme le cyberpunk, puisque William Gibson, l’auteur de Neuromancien a confié qu’il avait été inspiré par la version cinématographique de Blade Runner, mais aussi de par les sociétés futures qu’il dépeint et l’esthétique qu’il leur donne. À noter que l’auteur connaissait, et était « l’aimable mentor », selon Le Guide Steampunk d’Étienne Barillier et Arthur Morgan, des trois précurseurs (ou ses créateurs) du steampunk, K. W. Jeter (qui est par ailleurs également un précurseur du cyberpunk, avec son roman Dr. Adder), Tim Powers et James Blaylock.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Substance Mort, est à l’origine paru en 1977. Il a été traduit en français par Robert Louit pour la collection Présences du Futur de Denoël, qui l’a publié en 1978. C’est cette même année que le roman a reçu le prix British Science-Fiction. De nos jours, il est disponible dans la collection Folio SF de Gallimard. Substance mort a aussi été adapté au cinéma par Richard Linklater en 2006.

En voici la quatrième de couverture :

« Dans une Amérique imaginaire livrée à l’effacement des singularités et à la paranoïa technologique, les derniers survivants de la contre-culture des années 60 achèvent de brûler leur cerveau au moyen de la plus redoutable des drogues, la Substance Mort.

Dans cette Amérique plus vraie que nature, Fred, qui travaille incognito pour la brigade des stups, le corps dissimulé sous un « complet brouillé  », est chargé par ses supérieurs d’espionner Bob Arctor, un toxicomane qui n’est autre que lui-même.

Un voyage sans retour au bout de la schizophrénie, une plongée glaçante dans l’enfer des paradis artificiels. »

Dans mon analyse du récit, je traiterai d’abord de l’ancrage biographique du récit, puis de la plongée dans le monde de la drogue que l’auteur décrit.

L’Analyse


Un ancrage biographique ?


Substance Mort est un roman qui s’inspire d’une période particulièrement sombre de la vie de son auteur. En effet, Dick s’est inspiré du moment où Nancy, son ex-femme, le quitte, ce qui le plonge dans un désespoir qui le pousse à ouvrir les portes de sa maison à toutes de sortes d’individus pour être entouré et ainsi éviter de se suicider. Il écrit ainsi

En fait, vu la façon dont on écrit (c’est-à-dire en s’enfermant), quand Nancy m’a quitté en emportant ma petite fille, une seule heure de solitude m’aurait été fatale ; c’était trop risqué. Il fallait que je sois entouré. Alors j’inondais la maison de gens. N’importe qui était le bienvenu. Parce que c’était le son de leur voix, le bruit qu’ils faisaient en s’agitant, le vacarme dans l’entrée qui me maintenait en vie.

Cependant, parmi les individus qui squattent son domicile, on trouve des dealers et des toxicomanes, et sa consommation de drogues, mais aussi sa paranoïa augmentent durant cette période. Il est ainsi confronté à la manière dont la drogue détruit physiquement et psychiquement des individus. Cette période de sa vie est particulièrement documentée dans la biographie de l’auteur par Lawrence Sutin, Invasions divines, dont j’aurai l’occasion de vous reparler bientôt.

À ce titre, la note de l’auteur qui suit le roman s’avère particulièrement touchante, puisqu’il le dédie à ses amis qui ont expérimenté des drogues et en sont parfois morts, ou s’en sont tirés avec des séquelles très lourdes, telles que des lésions cérébrales ou pancréatiques. Cette note montre l’empathie profonde de l’auteur pour cet entourage.

Je les aimais tous. Voici leur liste, et je leur dédie mon amour.

Elle montre également la manière dont Philip K. Dick envisage son roman.

Ce roman ne propose aucune morale ; il n’est pas bourgeois ; il ne prétend pas que ses héros ont eu tort de jouer au lieu de travailler dur ; il se contente d’énumérer les conséquences.

Ainsi, l’auteur ne cherche pas à condamner l’usage de la drogue ou à ériger un mode de conduite qui serait plus acceptable et moral qu’un autre. Lorsqu’il affirme qu’il « se contente d’énumérer les conséquences », on peut supposer que le roman décrit la vie de junkies avec une forme de réalisme social en montrant la manière dont la drogue influe sur leur vie. Le roman ne condamne donc pas, mais propose une plongée dans le milieu et le cerveau des toxicomanes.

Plongée fatale dans le monde de la drogue

Le roman de Philip K. Dick nous fait suivre un personnage double, qui vit sous deux identités, d’abord celle de Fred, un agent de la brigade des stupéfiants, chargé de recueillir des informations sur le trafic de drogue qui sévit dans une ville des États-Unis. Pour ce faire, il endosse le rôle de Bob Arctor, un junkie qui vit en compagnie d’autres toxicomanes et cherche à nouer une relation amoureuse avec Donna, une dealeuse de Substance Mort (ou « Substance M »), une drogue qui détruit l’identité et altère considérablement la perception du réel en provoquant une dissociation des deux hémisphères du cerveau. Substance Mort traite donc du thème du double, à travers la double vie menée par Fred/Bob Arctor, mais aussi le fait que celui-ci, en tant qu’agent des stups, soit amené à enquêter sur Bob Arctor, c’est-à-dire lui-même (oui oui). Les deux identités du personnage se dissocient donc de plus en plus, ce qu’on remarque d’abord dans la présence de leur deux points de vue dans la narration, mais aussi dans le fait que le personnage perd pied à cause de la drogue et de la paranoïa qu’elle engendre. Cette dernière est renforcée par la surveillance constante dont il est l’objet grâce à des dispositifs telles que des micros et des caméras installés à son domicile. La thématique du double est donc couplée à une forme d’ironie, puisque le personnage est amené à examiner des images de surveillance qui le concernent directement, parce que son alter ego est supposément un narcotrafiquant.

L’autosurveillance du personnage et ses prises de drogue fracturent donc sa perception de la réalité, et l’amènent à n’être plus qu’un pion dans les machinations de ses supérieurs. À travers lui, Philip K. Dick décrit un état policier qui surveille sa population, réprime férocement la consommation de drogue, et réifie ses agents.

En effet, Fred devient littéralement un instrument de l’état grâce au « complet brouillé ».

À mesure que l’ordinateur parcourait ses mémoires, il programmait chaque couleur d’œil, de cheveu, imaginable, chaque forme de nez, chaque type de dentition, toutes les morphologies osseuses du visage – la membrane affichait à chaque microseconde les caractères physiques projetés, puis passait à la configuration suivante. Afin d’augmenter l’efficacité de son invention, S.A. Powers avait programmé l’ordinateur de manière à randomiser la séquence des traits sélectionnés à l’intérieur de chaque ensemble. […]

En toutes circonstances, le porteur du complet brouillé était Monsieur-Tout-le-Monde et chaque combinaison (il entrait jusqu’à un million et demi de bits dans la programmation de certaines d’entre elles) était affichée en l’espace d’une heure. Toute tentative de description de l’individu – homme ou femme – devenait absurde.

Le complet brouillé permet donc d’assurer l’anonymat des agents, qui peuvent surveiller sans se soucier d’être identifiés par leurs cibles, mais il contribue à leur réification, parce qu’il gomme leur humanité. Ariel Kyrou relève dans L’ABCDick que Fred devient « le parfait anonyme », ce qui fait que son individualité est supposé ment gommée aux yeux de ses supérieurs et collègues. Cet objet science-fictionnel réifie donc ses porteurs.

Philip K. Dick décrit le milieu des junkies et de la drogue à travers le regard de Bob Arctor, qui vit en colocation avec d’autres drogués, tels que Jim Barris, Charles Freck et Ernie Luckman. Le quotidien de ces personnages, constamment à la recherche de moyens de se procurer leur(s) dose(s) quotidienne(s), met en lumière la condition des toxicomanes et leur décrochage progressif du réel. L’auteur montre aussi la violence qui règne dans ce milieu, avec des frères capables d’intoxiquer et violer leur sœur, des nourrissons de trois mois addicts à cause de leur mère, et d’autres personnages marqués physiquement parce que ce qu’ils consomment, à l’image de Kimberley et Connie, que Bob Arctor rencontre. Cet environnement social est surveillé par la police, qui envoie en prison les dealers comme consommateurs, qui peuvent aussi être envoyés dans des cliniques de désintoxication dont ils ne semblent jamais ressortir, et apparaissent alors comme des sortes de camps de travail, eux aussi placés sous la surveillance du gouvernement.

L’auteur montre aussi les ravages de la drogue sur le psychisme des consommateurs, avec d’abord Jerry Fabin, qui croit que son appartement et son corps sont envahis par des aphides, la paranoïa, la dissociation d’identité et les délires de Bob Arctor. Ces derniers sont retranscrits grâce à une forme de polytextualité. Son discours délirant coupe alors la narration, lorsqu’il déclame des vers en allemand en rentrant chez lui par exemple (oui oui). Les dégâts psychiques de la drogue s’observent aussi dans les conversations des junkies, dont le sens est particulièrement détérioré.

— Elle ne roulera jamais à cette vitesse, dit Arctor. L’un des cylindres est foutu. Je n’ai pas eu le temps de te le dire. J’ai coulé une bielle hier soir, pendant que je revenais du 7-11.

— Alors qu’est-ce qu’on fout à démonter le carburateur ? s’exclama Barris. C’est toute la culasse qu’il faut enlever. Et peut-être beaucoup plus. En fait, il se peut que tout le bloc soit H.S. C’est pour ça qu’elle refuse de partir. »

Charles Freck s’adressa à Arctor : « Ta voiture refuse de partir ?

— Elle refuse de partir parce qu’on a ôté le carburateur ». fit Luckman.

Cette phrase plongea Barris dans la perplexité. « Pourquoi a-t-on fait ça ? J’ai complètement oublié. […]

On observe ici que les personnages perdent le fil de leur conversation, mais aussi de leurs actes, puisqu’ils ne se souviennent plus des raisons pour lesquelles ils démontent le carburateur de la voiture de Bob Arctor pour la modifier. Leurs échanges deviennent donc vides de sens.

Dans Substance Mort, le délitement de la réalité caractéristique à l’œuvre de Philip K. Dick n’est donc pas réel au sens strict (sans mauvais jeu de mot), mais existe néanmoins pour ses personnages toxicomanes, notamment Bob Arctor, qui perd pied et ne peut plus que mal interpréter ce qu’il voit.

Le mot de la fin


Substance Mort est un roman de SF de Philip K. Dick qui s’avère très personnel. L’auteur évoque l’univers de la drogue et de la toxicomanie en s’inspirant d’une période particulièrement sombre de sa vie, durant laquelle il a été confronté de très prés à la drogue et ses ravages.

À travers le point de vue de Fred, un agent des stupéfiants chargé d’enquêter sur un certain Bob Arctor, qui n’est autre que sa couverture lorsqu’il se trouve parmi les junkies, l’auteur décrit la violence et le délitement des corps et des esprits provoqués par la drogue.

Ce roman m’a touché, et je pense qu’il fera partie de mes préférés de l’auteur.

J’ai également lu et chroniqué d’autres œuvres de Philip K. Dick, Loterie Solaire, Blade Runner, En attendant l’année dernière, À rebrousse-temps, Les Chaînes de l’avenir , Ubik, Le Temps désarticulé, Coulez mes larmes, dit le policier, La Machine à préserver

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