Dr Adder, de K. W. Jeter

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de science-fiction qui préfigure le cyberpunk et tacle violemment son propre genre.

Dr. Adder, de K. W. Jeter

Introduction


K. W. Jeter est un auteur de science-fiction américain né en 1950. Il est considéré comme l’un des auteurs qui sont à l’origine du Steampunk, en compagnie de James Blaylock et Tim Powers, des amis avec lesquels il rencontre un certain Philip K. Dick.

C’est ce dernier qui va tenter de faire publier le premier roman de l’auteur, Dr Adder, écrit en 1972 mais publié en 1984, après dix ans de refus en raison du caractère violent du récit.

En France, Dr Adder a été publié en 1985 dans la collection Présence du Futur de Denoël, avec une traduction de Michel Lederer. En 2014, le roman a été réédité dans la collection « Perles d’épice » d’ActuSF, avec une postface, une bibliographie sélective, une bibliographie complète, et un entretien avec l’auteur réalisés par René Marc-Dolhen, webmaster de noosfere, que je vous recommande vivement si vous faites de la recherche.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« L.A. est partagé entre d’un côté la Zone-Rat, où échouent les marginaux et les membres du Front de libération, et de l’autre le comté d’Orange, repaire des nantis drogués à leur poste de télévision. Entre les deux, l’Interface, zone neutre où déambulent les putes modelées selon les désirs et pulsions secrètes des clients par le bistouri du Dr Adder, idolâtré par certains, voué aux gémonies par d’autres.

E. Allen Limmit a quitté son Phoenix natal et son Unité de ponte pour vivre lui aussi la grande aventure de L.A. Poussé à rencontrer le fameux chirurgien, il ne se doute pas qu’il va être pris entre les feux croisés du docteur et ceux de son ennemi juré, John Mox, télévangéliste à la tête de l’armée des Forces morales au sein d’une ville à l’âme aussi vérolée que désespérée… »

Mon analyse du roman s’intéressera à la manière dont il peut être rattaché au Cyberpunk, mais également à la façon dont l’auteur remet en question certains clichés de la SF de son temps.


L’Analyse


Proto-cyberpunk et grotesque


Dans l’histoire de la SF, le roman de K. W. Jeter est rattaché au cyberpunk, de par son aspect noir, brutal, sordide et outrancier, mais il a été écrit dix ans avant (en 1972, pour être précis) Neuromancien de William Gibson qui paraît en 1984, deux mois après la sortie de Dr Adder, longtemps resté sans éditeur à cause de sa violence, malgré le patronage d’un certain Philip K. Dick (oui oui). Le récit décrit des personnages antihéroïques, dupés par le monde qui les entoure.

On l’observe en premier lieu avec le personnage de E. Allen Limmit, embarqué bien malgré lui dans le conflit d’influence opposant deux personnages considérés comme des figures légendaires ou divines. Ces personnages sont le Dr Adder, chirurgien proxénète officiant dans l’Interface de Los Angeles, zone géographique tampon qui sépare la Zone-Rat, où vivent les marginaux et les rebelles, du comté d’Orange, occupé par les bourgeois drogués, sectateurs et accros à leurs postes de télévision, sur lequel règne John Mox, un télévangéliste dictateur qui fait régner la terreur grâce à sa milice, les Forces Morales (ou Foms). Adder et Mox se livrent une guerre d’anéantissement à cause d’une vision du monde radicalement différente, ainsi qu’une rivalité profonde. Celle-ci prend notamment racine dans leur passé commun, qui implique notamment le fait que le chirurgien ait modifié le vagin de la femme de Mox pour lui ajouter des dents qui ont dévoré le pénis de Mox (oui oui).

Les deux personnages se servent de Limmit pour s’atteindre et tenter de se détruire, en l’imbriquant dans des stratégies dont il n’a pas véritablement conscience. Limmit apparaît ainsi comme un personnage passif pendant la majorité du récit, puisqu’il est balloté entre les différentes factions qui le manipulent et qui lui sont plus ou moins hostiles, avec en tête de liste une secte catholique qui a une vision très particulière de la paternité, ou encore des personnes vivant dans les égouts avides de sexe et de meurtre (pas forcément dans cet ordre). Limmit se trouve alors confronté, presque au sens littéral du terme, à un monde qui lui est presque complètement hostile, et dont il ne comprend pas les codes. En effet, son regard sur la ville de L.A. est candide, puisqu’il vient de Phoenix, dans laquelle il a vécu et grandi. L’ignorance de Limmit quant à L.A. rejoint celle du lecteur, qui apprend donc à travers les yeux du personnage commence fonctionne le monde décrit par l’auteur. 

Et ce monde, cet environnement urbain, c’est l’un des éléments qui rapprochent Dr Adder du genre du cyberpunk. Le Los Angeles décrit par K. W. Jeter apparaît en effet tentaculaire, s’étendant jusque sous terre, de manière maladive, puisque les personnages la comparent à une « tumeur maligne », ou qu’elle s’étend comme un « cancer » (comme une certaine Nouvelle-Crobuzon, dans un registre plus Fantasy), de la même manière que les mégalopoles des romans Cyberpunk comme Neuromancien ou Le Samouraï virtuel, dont les paysages sont majoritairement urbains et plus ou moins décrépis. En effet, si les classes dominantes et oisives du Comté d’Orange vivent dans une sorte de banlieue pavillonnaire, les classes dominées et les marginaux se trouvant dans l’Interface, Zone Rat et les égouts de L.A. n’ont pas accès au confort et doivent se contenter de squatter des bâtiments et des canalisations sales. La fracture sociale est alors considérablement marquée, puisque la plupart des habitants de ces zones ne font que survivre du mieux qu’ils peuvent, en conservant ou non leur intégrité physique, à l’image des prostituées amputées qui se soumettent aux opérations sordides pratiquées par le Dr Adder. Le roman de K. W. Jeter met donc en scène une société des marges, au sein de laquelle le pouvoir étatique n’existe plus, tandis que des pouvoirs privés s’imposent, à travers les personnages de Mox et d’Adder, qui représentent chacun des travers extrêmes, la religiosité extrême, fanatique et puritaine d’un côté, et la débauche sexuelle et violente de l’autre.

Dr Adder peut également s’apparenter au Cyberpunk de par les technologies et les interfaçages entre l’Homme et les machines qu’il décrit, et qui peuvent être mises en parallèles avec divers éléments clairement identifiés dans le Cyberpunk et la science-fiction qui en découle. K. W. Jeter décrit en effet une « main-éclair », une prothèse cybernétique qui permet à son porteur de semer le carnage en « faisant éclater la chair et les os » de leurs victimes avec une vitesse vertigineuse (qui a parlé d’Hokuto no Ken ?) grâce aux vibrations harmoniques d’un alliage spécial, tout en affinant drastiquement les perceptions de l’individu sur lequel elle est greffée. La main-éclair apparait alors comme une technologie à laquelle l’être humain peut s’interfacer pour s’améliorer, de la même manière que les prothèses mécaniques greffées aux corps des personnages des univers Cyberpunk.

L’auteur convoque également une sorte de figure de hacker à travers le personnage de Mélia, une jeune fille capable de dématérialiser son esprit pour voyager à travers le réseau informatique et télévisuel (oui oui) contrôlé par Mox. Elle évolue alors au sein d’une sorte de cyberespace avant la « glace » décrite dans Neuromancien, dont elle peut hacker certains éléments, de la même manière que les personnages du roman de William Gibson évoluent dans des espaces virtuels pour voler des données confidentielles ou prendre le contrôle de certains objets.

On observe également une mise en scène de numérisation des consciences, à travers la figure de l’écrivain fictif de science-fiction « Lars Kyrie », dont le corps physique est mot plusieurs années avant la diégèse, mais dont l’esprit a été conservé dans des machines, qui le ressuscitent à volonté au sein d’espaces virtuels pour qu’il s’exprime sur ses récits, mais également pour être torturé (oui oui, j’y reviendrai). La numérisation des esprits ne s’observe pas seulement dans le Cyberpunk, puisqu’on l’observe dans des romans tels que Diaspora ou La Cité des permutants de Greg Egan, mais aussi (et d’une manière assez abominable) dans Vision Aveuglede Peter Watts. Cependant, on retrouve un esprit dématérialisé dans Neuromancien avec le personnage de « Dixie Trait-Plat », qui se trouve être le « construct », c’est-à-dire une reproduction numérique, d’un hacker en état de mort cérébrale.

Le roman a une valeur choc assez importante, de par l’esthétique grotesque qu’il mobilise. Les corps présents dans Dr Adder sont ainsi toujours modifiés, écorchés, ou amputés, par des procédés à visée médicale, telle que la chirurgie du Dr Adder qui modifie des prostituées pour qu’elles soient estropiées, ou addicts à la drogue, ou les modifications génétiques effectuées sur des poules et des coqs dans l’Unité de Ponte de Phoenix pour les transformer en prostituées (oui oui) ou en productrices d’œufs géants reconditionnés pour alimenter les foyers en nourriture. K. W. Jeter décrit donc des corps transformés et réifiés, réduits une fonction, celle d’objet, qu’il soit sexuel ou nourricier. Les prostituées sont alors totalement aliénées et dépossédées de leurs corps, livrés au scalpel et à l’esprit cynique du Dr Adder, qui ne les voit que comme des objets. On peut rapprocher ces prostituées de celles que China Miéville décrit dans Perdido Street Station, dont les corps sont également modifiés par « bio-thaumaturgie » pour correspondre à des fantasmes bien précis. La réification des corps s’observe également dans les rituels cannibales mentionnés dans le récit, mais je ne peux pas vous en dire plus.  

Le roman met également en scène une drogue bien particulière, « l’ADR », qui permet à son utilisateur de pénétrer le subconscient d’une autre personne intoxiquée par la drogue pour explorer sa psyché, ses rêves, ses cauchemars, et ses fantasmes. Cette drogue devient alors porteuse du grotesque parce que ce sont les obsessions observées par le Dr Adder qui lui permettent de créer les prostituées amputées ou modifiées en s’adaptant aux lubies les plus horribles de ses clients.


Remise en question de la SF


Dr Adder se place également comme juge de la science-fiction de son époque. Le récit adopte en effet une posture métalittéraire, c’est-à-dire qu’il semble proposer une réflexion sur la science-fiction et son pouvoir politique à l’intérieur même de son cadre narratif. On l’observe d’abord à travers les nombreuses mentions du fait que Limmit est un lecteur de SF aguerri, puisqu’il a sans doute « la plus grande collection » de récits de science-fiction de tout le Sud des Etats-Unis. Le personnage apparaît alors comme un grand amateur du genre, qui pense parfois à ses lectures en effectuant des parallèles entre ce qu’il vit et les récits qu’il connaît, comme lorsqu’il pense « Si seulement la vie était comme un roman de science-fiction » alors qu’il découvre Los Angeles, puisque cela lui permettrait d’observer des « conversations révélatrices qu’il pourrait surprendre et qui lui permettraient de découvrir ce qui se cache sous L.A. ». Cette réflexion du personnage témoigne d’une ironie profonde de la part de K. W. Jeter, qui fustige la pratique du « délestage d’informations », ou infodump utilisé de manière parfois peu subtile par certains écrivains. Le fait que Limmit soit totalement perdu dans la ville et n’en comprenne pas les codes peut alors apparaître comme une volonté de l’auteur de frapper frontalement le concept de l’infodump, en ne livrant aucune information de manière explicite à son personnage, et à travers lui, à son lecteur.

La réflexion, mais aussi les attaques, sur la science-fiction semblent se poursuivre dans deux autres réflexions de Limmit, où il déclare que les « univers de science-fiction » sont « bâtis sur de la merde. Planètes fécales orbitant autour de longues étoiles marron. », ce qui constitue une saillie particulièrement provocatrice à propos du genre dans lequel s’inscrit le roman, qui semble toutefois viser le sous-genre du space-opera. K. W. Jeter tacle également la suspension d’incrédulité de son personnage, lorsqu’il pense « Voilà ce que c’est de lire toute cette saloperie de science-fiction. On finit par accepter à peu près n’importe quoi. ». La science-fiction apparaît alors déconsidérée au sein du récit, puisqu’elle coupe le personnage du réel et semble l’empêcher de percevoir l’étrangeté et l’atrocité du monde dans lequel il vit. La mention du genre du space-opera et de l’infodump permet d’identifier les cibles de K. W. Jeter, à savoir la science-fiction de l’âge d’or, celle des années 1950, représentée par Isaac Asimov, A. E. Van Vogt, ou Edmond Hamilton.

Sans rentrer dans les détails, l’auteur subvertit également la thématique du premier contact et de la communication inter-espèces à travers la figure du « Visiteur », un extraterrestre dont les messages pour l’humanité s’avèrent particulièrement décevants.

Cependant, la réflexion la plus intéressante du récit sur la SF s’observe dans l’interrogation du pouvoir subversif et politique du genre, lorsque Limmit rencontre l’auteur fictif « Lars Kyrie », apparemment auteur de récit très politisés, dont l’esprit a été numérisé par le système politique de Mox pour servir dans un programme éducatif de propagande destiné à la jeunesse. L’avatar virtuel de l’auteur se trouve forcé de faire la promotion d’un système politique qu’il rejette et déteste, sous peine de torture. K. W. Jeter met en scène, à travers la figure de cet auteur, la manière dont la science-fiction, malgré son caractère subversif, peut être phagocytée par un mouvement politique autoritaire, qui tord alors ses messages pour les plier à son discours et sa vision.

Au-delà des attaques contre la SF de l’âge d’or, l’auteur semble également railler les auteurs plus politiques en montrant que leurs combats peuvent littéralement se retourner contre eux.

Je terminerai cette chronique en évoquant le personnage qui donne son nom au roman, le fameux Dr Adder, figure du savant fou cynique et obsédé par le pouvoir et la destruction de Mox. Le cynisme d’Adder s’observe dans la manière dont il modifie et mutile sans aucune vergogne des jeunes femmes pour les prostituer après les avoir droguées pour mettre leur esprit à nu grâce à l’ADR. Le personnage apparaît cependant comme une figure de savant mise à distance par l’auteur, ce qu’on peut observer par divers mécanismes qui semblent ironiques. En effet, le nom du personnage apparaît paradoxal, puisqu’il s’appelle « Adder », formé sur le verbe « to add », qui signifie « ajouter », alors qu’il pratique (et subit, mais je ne vous en dirai pas plus) des amputations. Il est également mentionné à plusieurs reprises que le visage du personnage est « en lame de couteau », ce qui coïncide avec son activité de chirurgien. On peut alors supposer que ces éléments permettent à K. W. Jeter de faire de son personnage une sorte de figure de savant fou poussée à l’extrême.

Le mot de la fin


Dr Adder est un roman violent qui frappe son lecteur à travers le futur qu’il décrit.

K. W. Jeter dépeint une Los Angeles en proie à une lutte sans merci entre un chirurgien proxénète et cynique, le Dr Adder, et le télévangéliste autoritariste John Mox, dont la milice cherche à éradiquer la débauche générée par le savant.

Le personnage principal du récit, E. Allen Limmit, se retrouve au milieu de la guerre que se livrent Adder et Mox sans rien y comprendre, ce qui le conduit à être manipulé par eux, et promené de lieu sordide en lieu sordide. Le regard candide de Limmit permet alors à l’auteur de décrire une société grotesque et violente, où les règles sociales les plus élémentaires sont souvent bafouées. Ce personnage et sa connaissance de la science-fiction marquent également des piques adressées au genre et à ses défauts pour les remettre en question.

Si vous aimez les futurs noirs et violents, je ne peux que vous recommander ce roman !

Si vous avez lu et apprécié Dr Adder, je peux vous recommander Le Goût de l’immortalité de Catherine Dufour, BonheurTM et VieTM de Jean Baret, Perdido Street Station de China Miéville

Vous pouvez également consulter les chroniques de Blackwolf

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