La Trame, du Bombyx Mori Collectif

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une novella qui m’a très agréablement surpris.

La Trame, du Bombyx Mori Collectif


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions La Volte, que je remercie chaleureusement pour l’envoi de la novella !

Le Bombyx Mori Collectif regroupe quatre auteurs qui se sont rencontrés à Lyon, lorsqu’ils étaient en études de lettres. Ensemble, ils construisent l’univers fictif de Léria, à travers différents textes qui relatent l’histoire de ce monde soumis aux « marées végétales », des invasions de la flore qui causent des mutations des écosystèmes et des créatures qu’ils abritent.

La Trame, novella parue en Mars 2023 dans la collection Eutopia de La Volte, est leur premier récit publié.

En voici la quatrième de couverture :

« Sur des terres secouées par de violentes marées végétales aussi mortelles que fécondes, les trameurs forment une communauté nomade qui a pris le parti du cataclysme. Sans carte ni chef, seul leur Pas collectif les guide.

Dans une langue luxuriante à la mesure de la vitalité de ce peuple et du monde qu’il traverse, le Bombyx Mori Collectif signe, pour son premier récit publié, une grande utopie d’aventure. »

Dans mon analyse du récit, je montrerai comment les auteurs décrivent une population aux prises avec une forme de naturhorror.

L’Analyse


Utopie mouvante, plus rapide que les plantes


La trame (sans mauvais jeu de mots) de la novella du Bombyx Mori Colletif s’appuie sur plusieurs narrations à la troisième personne, avec les points de vue d’individus rattachés à la trame. Parmi eux se trouvent par exemple Lige, un jeune homme qui veut devenir chasseur au sein des marées végétales et s’est lié d’amitié avec Angénor, un trameur âgé qui lui transmet ce qu’il sait, et Chiffe, une jeune fille qui tente de s’intégrer à la Trame et y parvient peu à peu en effectuant un apprentissage auprès des aînés de son peuple. À ces personnages s’ajoute une narration à la deuxième personne et s’adresse à Lige et Chiffe en commentant leurs pensées et leurs progrès. Cela renforce l’oralité qui se dégage du récit et qui transparaît par ailleurs grâce à d’autres mécanismes (j’y reviens plus bas).

Ces personnages appartiennent à la Trame, qui donne donc son nom au récit (hé oui), un peuple de nomades qui constitue une utopie aventureuse et en mouvement perpétuel, refusant toute sédentarité, comme le montre le terme qu’ils emploient pour désigner les habitants des villes, « sédenternes ». Ce mot-valise désigne tous ceux qui ne font pas partie de la Trame, qui subissent les marées vertes sans pouvoir rien faire et vivent donc une vie morose, par opposition aux trameurs qui s’épanouissent dans les marées végétales, dont ils tirent des ressources à utiliser ou échanger dans les villes. Les « sédenternes » deviennent alors tributaires du confort que peuvent leur offrir les trameurs au péril de leur vie, et ne disposent donc pas d’une réelle agentivité face à la catastrophe, au contraire de la Trame. Les marées vertes, irruptions soudaines de végétaux entraînant des mutations chez tous les êtres vivants, sont ainsi perçues différemment par les trameurs et les sédentaires, puisque les seconds les voient comme la mort de ce qu’ils bâtissent, et les premiers comme un véritable trésor. Cette différence de perception s’observe dans une antithèse de l’incipit, « Notre utopie est une catastrophe ». Par ailleurs, le refus de la sédentarité les préserve selon eux d’une chute et d’une destruction de la civilisation, puisque si les marées vertes peuvent détruire des bâtiments, elles ne peuvent pas empêcher la Trame de se déplacer. La phrase « Il faut une pierre pour faire une ruine, et nous n’en avons pas », prend alors tout son sens. Elle exprime la vivacité d’un peuple qu’il est impossible d’arrêter.

Cette vivacité du Pas que suit toute la Trame est constitutive de l’utopie décrite par les auteurs. Contrairement à deux autres utopies mobiles, celles de China Miéville dans Les Scarifiés et surtout Le Concile de Fer, le mouvement perpétuel de la Trame ne se construit pas autour du rejet d’autorités politiques qui chercheraient à la détruire, mais en réponse à l’invasion d’une nature capable de ravager toutes les constructions possibles, mais aussi comme une proposition politique. Ainsi, la Trame postule l’absence de hiérarchie et l’égalité entre ses citoyens, l’entraide active, puisque les trameurs qui se trouvent plus loin laissent d e la nourriture et des plantations pour ceux qui viendront derrière eux, et prennent soin les uns des autres pendant et surtout après les marées vertes, en s’occupant notamment des blessés. Le Bombyx Mori Collectif met ainsi en scène une utopie du mouvement, mais aussi une utopie aventureuse, ce qui s’observe dans les rôles adoptés par les trameurs, qui comprennent par exemple les « blindeuses » qui partent en tête et parviennent à récolter les ressources les plus précieuses et les plus difficiles à obtenir et dont les exploits sont contés lors de magnifiques passages descriptifs, les « forceurs », mais aussi les « tisserandes », ou « Mères-Moires », qui consignent l’histoire de leur peuple et font écho aux Parques latines.

La Trame se trouve régulièrement confrontée aux marées vertes, que l’on peut considérer comme relevant du registre de la naturhorror.

Notion de naturhorror : Dans l’ouvrage Spaces and Fictions of the Weird and the Fantastic: Ecologies, Geographies, Oddities, le chercheur Eugene Thacker met en place la notion de naturhorror, qu’il définit comme « une description de la “nature” comme invasive et contagieuse, envahissant l’être humain comme une sorte de ruine délabrée envahie par les mauvaises herbes ». Parmi les exemples canoniques de naturhorror, on peut citer La Couleur tombée du ciel de H. P. Lovecraft, où l’auteur met en scène un environnement contaminé par une substance extraterrestre. La végétation présentée dans La Trame peut-être considérée comme une forme de naturhorror, puisqu’elle se matérialise par une catastrophe, la « marée végétale », qui envahit et transforme les écosystèmes, toutes les espèces qu’ils contiennent, forçant une hybridation des formes vivantes avec le végétal, appelée « rétrovégétation ». Les descriptions de la rétrovégétation mobilisent parfois le registre du Body Horror pour montrer l’étendue du phénomène sur des animaux comme sur des humains.

La pluie redoublait, courant partout en gonflant les ruisseaux et les manteaux, et la galopante déchirait l’espace dans un gigantesque bruit de boue sèche. […] Les croissances soudaines provoquaient éboulements et glissements de terrain ; des racines dures comme le métal fusaient avec la violence d’une ruade, assommant les plus chanceux, broyant ceux qui ne se dégageaient pas assez vifs. […] Dans la tempête, on enjambait déjà les corps de ceux qui n’avaient pas pu ajuster leur matériel à temps – on devinait les convulsés, tête prise dans des scaphandres où la fange vivante avait pénétré, engorgeant le nez et la bouche, les silhouettes brisées aux plastrons arrachés par des racines vermoulantes ; ceux qui mourraient bientôt, gantières et cuissardes mal ajustées, hurlant de sentir leurs chairs bourgeonner grossièrement à toute allure.

Ce passage montre toute l’horreur que peuvent déchaîner les marées vertes, d’abord sur les écosystèmes, puis sur les trameurs. En effet, elles causent d’abord des catastrophes telles que des « éboulements » et des « glissements de terrain », qui altèrent l’environnement. Les comparaisons avec le « métal » et une « ruade » montrent leur puissance dévastatrice sur l’écosystème et les êtres humains. Ces derniers doivent par ailleurs faire face à la rétrovégétation grâce à leurs armures et leurs combinaisons imperméable aux spores, sous peine de mutations en cas de contact avec la peau. La narration insiste sur les conséquences d’un tel contact, en montrant des corps envahis par les végétaux qui ont détruits leurs protections, avec, des étouffements dans des scaphandres, des plastrons détruits par des plastrons, mais aussi une hybridation forcée de leurs « chairs » qui finissent par bourgeonner. Le Body Horror permet de mettre en évidence l’aspect invasif des marées.

Elle s’avère ainsi capable de détruire les cités les plus puissantes, à l’image de Traléria, une ville extrêmement riche et fastueuse dont les défenses ont été balayées en une nuit par la marée. Dans l’univers du Bombyx Mori Collectif, l’être humain n’est donc pas maître de la nature et peut tout au plus tenter de fabriquer des outils à partir de ce qu’il y trouve, mais pas l’exploiter. Il doit alors apprendre à s’en protéger du mieux qu’il peut, ou en profiter tout en gardant le danger qu’elle représente à l’esprit.

Les ressources que les trameurs rapportent des marées végétales sont variées, et permettent de créer et alimenter les « moteurs chloro » dont sont équipés leurs véhicules. On remarque par ailleurs qu’ils consomment de la « viande végétale », qui pourrait être un oxymore mais désigne en réalité les animaux qui ont rétrovégété. Ce mode d’alimentation peut toutefois s’avérer dangereux, en raison des toxines que peuvent contenir les animaux exposés trop longtemps aux marées.

Elle avait un goût merveilleux : abattu à l’orée de la marée, le gibier s’était comme faisandé sous les poussées, s’hybridant au végétal qui lui donnait d’autres saveurs, des senteurs incroyables et des couleurs jamais vues. […] des éperviers théliflores, des sangliers herbolés, des antilhops rétrosénapantes. Les plus fiers, ou les plus fous, se risquaient au gibier tardif, tué durant les trois premières poussées. La légende voulait que leur chair soit plus tendre, qu’un peu de la sève des marées flue dans leur sang. Une sacrée connerie, d’après Angénor, qui avait vu ses compagnons mourir d’une indigestion bête […]. Plus on attendait et plus on avait de chance de tomber sur de la viande contaminée par les parasites, des monstres toxiques qui allaient du mulot purulent au fouisseur amanitique.

L’hybridation entre l’animal et le végétal s’observe ici dans la combinaison entre des noms d’animaux, tels que « sangliers », ou « éperviers », auxquels sont adjoints des adjectifs épithètes dérivées du lexique végétal, avec « théliflores », « herbolés », ou « amanitique », qui permettent au lecteur de comprendre à la fois leur saveur, mais aussi leur dangerosité et leur toxicité. Ainsi, si cette viande est qualifiée par des hyperboles, « merveilleux », « des senteurs incroyables » et « des couleurs jamais vues », pour signifier ses qualités gustatives, elle peut toutefois s’avérer mortelle pour les consommateurs qui tenteraient de manger des animaux trop contaminés. Les intoxications dont peuvent être victimes les trameurs rappellent que si l’hybridation causée par les marées vertes peut leur être bénéfique, elle constitue également une source d’horreur, puisque l’invasion des corps par la nature est toujours une contagion et jamais une réparation.

Je terminerai cette chronique en évoquant le style des auteurs, que j’apprécie beaucoup. De nombreuses tournures orales sont présentes dans la narration, lors de passages tels que « Lige et Angénor longent la rive à toute vitesse, attrapant au vol, au pic de la croche, un échyliane, de l’argise colombée d’une couleur jamais vue, on fout ça à la hotte, le plan se déroule bien. ». Ces tournures permettent de rendre la narration plus vivante, plus tangible, de coller au plus près des personnages et l’univers fictionnel. On trouve aussi des métaphores poétiques, comme lorsque les trameurs entrent en ville et deviennent des « Marcheurs en crue qui inondaient Malbrume », ainsi que beaucoup de mots-fiction, qui désignent notamment les végétaux rencontrés par les trameurs, tels que « les érélynes à soufflet, les trèples-souilles, l’améloire… » mais aussi leur équipement, avec leurs « course-marée », par exemple ainsi que des descriptions très riches !

Le mot de la fin


La Trame est une novella de science-fiction Weird utopique écrite par le Bombyx Mori Collectif, dans laquelle les auteurs mettent en scène l’univers de Léria, une terre ravagée par les marées vertes, de soudaines pousses de végétaux qui envahissent les écosystèmes et forcent une hybridation fatale des formes de vie avec des plantes.

Au sein de cet univers au sein duquel les constructions humaines sont en danger à chaque instant, se trouve la Trame, une utopie de nomades qui chassent et récoltent des ressources au sein des marées au péril de leur vie. À travers le regard de jeunes personnages apprenant auprès de leurs aînés, on découvre une société axée sur l’aventure, mais aussi sur l’entraide et le soin mutuel, une utopie mouvante qui s’érige contre les dangers d’une nature éternelle.

J’ai été très agréablement surpris par cette novella, et je vous la recommande !

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