Le Concile de Fer, de China Miéville

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du dernier roman de l’univers de Bas-Lag. Cette chronique est dédiée à Kat, qui m’a fait découvrir l’auteur.

Le Concile de fer, de China Miéville


Introduction


China Miéville est un écrivain britannique né en 1972. Il procède à un mélange des genres littéraires dans nombre de ses romans, pour les faire sortir des clichés de la Fantasy, établis par un certain J. R. R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux, dont il a longtemps contesté l’influence et les positions. C’est également un marxiste convaincu, et ses idées politiques marquent profondément son œuvre. Il est par ailleurs rattaché au courant et à l’esthétique du New Weird (auquel je vais consacrer une thèse), qui prend ses sources dans le « Old Weird », à savoir (entre autres) les récits de H. P. Lovecraft, Clark Ashton Smith, la New Wave de la SF, et des auteurs comme Clive Barker ou Mervyn Peake.

Tous ses romans ou presque ont été nominés ou ont remporté des prix littéraires, tels que le Locus qu’il obtenu 8 fois dans diverses catégories et pour des œuvres différentes (Perdido Street Station, Les Scarifiés, Légationville, The City and The City…), ou le Arthur C. Clarke qu’il a obtenu deux fois, pour Perdido Street Station et Le Concile de Fer, dont je vais vous parler aujourd’hui.

À l’origine, le roman a été publié en 2004, puis a été traduit par Nathalie Mège pour la collection Rendez-vous Ailleurs de Fleuve Éditions, qui a publié la version française du Concile de fer en 2008. Il est aussi disponible chez Pocket Imaginaire.

En voici la quatrième de couverture :

« La révolution gronde aux portes de Nouvelle-Crobuzon. Un gouvernement répressif, une économie en plein chaos : les habitants sont à bout. Un complot est mené pour assassiner le maire protégé par la Milice aux pouvoirs surnaturels. Le groupe de rebelles décide de faire appel au Concile de Fer, un train mythique qui traverse les contrées désertiques loin de la ville. Seul ce dernier, dont l’existence semble tant effrayer le maire et ses sbires, pourra aider les révolutionnaires à prendre le contrôle de la cité. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord du développement de l’univers de Bas-Lag et du système politique coercitif de Nouvelle Crobuzon, puis je traiterai du Concile de Fer comme utopie, pour enfin aborder l’intrigue sous l’angle des personnages principaux, Faucheur, Judas et Ori.

L’Analyse


Les étendues sauvages de Bas-Lag, l’horreur de Nouvelle Crobuzon


Le Concile de Fer prend place à Nouvelle Crobuzon, plusieurs années après les événements de Perdido Street Station. On l’observe dans le fait que l’affaire des gorgones a eu lieu au moins deux décennies avant le début du roman, dont les acteurs ont vieilli, tandis que les personnages plus jeunes n’ont aucune connaissance de ces événements. En revanche, ils gardent le souvenir « la Guerre des Artefacts », lors de laquelle des machines, appelées « artefacts » ont acquis une conscience, se sont révoltées et ont été réprimées par la Milice de Nouvelle Crobuzon.

Le roman montre une Nouvelle Crobuzon en crise interne et externe. Externe parce qu’elle est en guerre contre une autre puissante cité-état qui cherche à imposer sa suprématie, Tesh. La Milice de la ville constitue donc une armée qui se bat contre les forces de Tesh à l’extérieur, sur terre et en mer. Les soldats subissent et commettent des exactions, ce qu’on remarque dans le fait qu’ils reviennent blessés et traumatisés du front, et dans les massacres de civils innocents qu’ils perpètrent. Cependant, ceux qui reviennent du front sont infirmes à cause d’armes de guerre telles que les  « bombes à mastication », avec des éclats métalliques qui dévorent littéralement les corps, et traumatisés. Ils sont alors marginalisés, parce qu’ils constituent des preuves vivantes de la possible défaite de Nouvelle Crobuzon face à Tesh, mais aussi parce qu’ils n’incarnent pas le supposé héroïsme de la guerre.

La crise interne qui frappe Nouvelle Crobuzon est d’ordre politique. L’autorité du Maire est de plus en plus contestée à cause des inégalités sociales que sa politique engendre et que la guerre accentue. Le « Comité », qui réunit des dissidents politiques de tous bords, est alors ciblé par la Milice. Cette dernière s’affirme alors comme le bras armé du pouvoir militant, dont la violence s’exerce sur ses ennemis extérieurs comme intérieurs et vise à empêcher toute forme de révolte.

Un bourdonnement d’hélices s’éleva alors : un aérostat s’interposait au-dessus de la cohue. Des miliciens en tenue pare-balles glissaient le long des cordes. Les chiens aboyaient. Trop de gens se pressaient sur le seuil des ateliers Paradoxe, si bien qu’une panique s’ensuivit. « Des vaisseaux-de-guerre ! » hurla quelqu’un – et, oui, là-bas, s’élevant lentement, enflant au-dessus des murs, voici qu’arrivaient leurs grotesques corps-glandes truffés d’extrusions et de trous organiques, montés par les gens d’armes qui manipulaient leurs nerfs à vif. Leurs filaments géants dégouttant de toxines avançaient, léthargiques, vers les groupes de Comitards. Ori prit ses jambes à son cou.

Il y aurait d’autres escadrons de milice dans les rues, des agents infiltrés en civil. Il fallait se méfier. Ori bouillait à l’idée qu’un tireur d’élite puisse le viser depuis l’aérostat.

La Milice pourchasse donc les dissidents, mais aussi ceux que le pouvoir considère comme déviants, tels que les homosexuels, avec la « brigade du Vice », ce que le personnage de Faucheur relève lorsqu’il évoque sa rencontre et sa nuit d’amour avec un milicien, et la peur qu’elle a engendrée chez lui. Le pouvoir de la Milice est donc énorme, et fait de Nouvelle Crobuzon un état policier qui se maintient par la terreur et la violence de la répression. Par ailleurs, si la Milice condamne et réprime les actes de dissidence politique, elle n’intervient pas contre les crimes racistes des membres de la « Nouvelle Plume », des humains racistes envers les Xénians, c’est-à-dire les peuples non-humains, qui organisent des ratonnades de plus en plus violentes. On remarque donc que les autorités sont complices, par leur inaction, d’actes racistes.

Si China Miéville décrivait un climat politique tendu dans Perdido Street Station, celui qu’il dépeint dans Le Concile de Fer est bien plus instable et marque la possibilité d’une révolte, incarnée par le Comité et le Concile de Fer (sur lequel je reviendrai plus bas), que Faucheur, Judas et leurs compagnons tentent de retrouver en traversant le continent pour le compte des révoltés de la ville.

Le voyage des deux personnages à travers le continent rohagi permet à l’auteur de décrire des peuples, des créatures et des lieux qui étendent l’univers de Bas-Lag. On retrouve d’abord les « Mainmises », déjà croisées dans Perdido Street Station et chargées de poursuivre Judas, Faucheur et leurs alliés. Ce sont des organismes parasitaires en forme de main (oui oui) qui prennent possession d’un corps hôte et lui octroient des pouvoirs surnaturels, tels que le vol ou la capacité à « gréger », c’est-à-dire à cracher du feu grégeois.

Le roman fait aussi mention des Hotchis, les hommes hérissons déjà présents dans les autres romans de l’univers de Bas-Lag, de même que les Cactacés, qui sont des cactus humanoïdes. On observe chez ces derniers les « Retardés », ou « djai’unt », dont la naissance est retardée par une forme de magie pour qu’ils deviennent des gardiens gigantesques et monstrueux.

Une anthropofloristique ésotérique faisait conserver aux Cactacés du veldt quelques-uns de leurs bulbes, qu’ils maintenaient dans le coma plusieurs mois après la date où ils auraient dû naître. Tandis que leurs frères et sœurs rampaient par terre en braillant, les djai’unt tardifs continuaient de dormir et de grandir dans leur chorion. Leur corps se distendait pendant que les techniques occultes les empêchaient de naître. Lorsqu’ils s’éveillaient pour émerger enfin, ils étaient monstrueux. Et prodigieux.

Leur déviance était douloureuse, leurs os ligneux, gauchis, leur peau, d’écorce, et bouillonnant d’excroissances. Ils souffraient sous l’effet de leurs sens élargis. Ils constituaient les gardiens, les combattants vigiles de leurs villages. Ils étaient tabous. Proscrits et révérés. Ils n’avaient pas de prénoms.

On observe que la déformation du corps des « Retardés » leur confère un grand pouvoir, mais gomme totalement leur identité, puisqu’ils n’ont « pas de prénoms ». Ils ne disposent pas non plus d’une véritable place sociale puisqu’ils sont « tabous » et « proscrits ». Leur déformation, qui leur donne un aspect grotesque, ce qu’on remarque dans la description de leur corps, est associée à une forme de pouvoir dont ils ne pourraient pas disposer s’ils étaient dans la norme de leur peuple. On retrouve cette notion de transformation grotesque du corps non consentie chez les Recréés, mais dans un cadre pénal, puisque ceux-ci sont modifiés à cause de crimes qu’ils ont supposément commis (j’y reviendrai plus bas), mais aussi dans l’effet de la Torsion.

Par ailleurs, l’auteur décrit un peuple d’insectes sentients qui cultivent d’autres insectes qu’ils utilisent pour construire des bâtiments en chitine vivante.

C’étaient des cultivateurs de chitine. Ils élevaient des millions d’insectes, d’arachnides et d’arthropodes, les faisant se reproduire en des cycles rapides jusqu’à disposer d’un nombre colossal de fourmis grosses comme des têtes d’épingle, de mille-pattes de trente centimètres de long et d’innombrables espèces de guêpes fouisseuses. Au moyen d’étranges techniques, ils transformaient leur cheptel en murs, l’agglomérant doucement, le fondant et le lissant. Sa masse conjointe, compressée, de matière chitineuse, formait une sorte de plâtre. Ils fabriquaient des cabanons et des terriers avec ce mortier vivant, qu’ils alimentaient avec soin de façon que les vies minuscules qui le constituaient ne s’éteignent pas, qu’elles se tortillent au contraire, enchâssées et fondues dans d’autres, qu’elles deviennent architecture, un ghetto de vivants logis.

Cette architecture de chitine peut évoquer les bâtiments construits par les Khépri, des humanoïdes à tête de scarabée dans les quartiers de Criqueval à Nouvelle Crobuzon, grâce à la chitine d’insectes utilisée pour les constructions.

Il évoque d’autres peuples, avec les Chevauche, ou « Borinatch », des nomades qui vivent dans les prairies, et capables de traverser les dimensions avec leurs armes pour frapper leurs ennemis (oui oui). Les Borinatch doivent faire face à la colonisation de leur territoire par Nouvelle Crobuzon, qui compte l’utiliser pour bâtir une gigantesque ligne de chemin de fer. C’est aussi le cas des élanciers, capables de modifier la dureté de leur corps pour par exemple former des lances avec leurs doigts, ou se transformer en arbres pour éviter les prédateurs. Les élanciers voient les écosystèmes dans lesquels ils vivent profondément altérés, voire détruits par un pouvoir qui vise à les exploiter sans un regard pour les peuples et les formes de vie qui les occupent. À ce titre, l’auteur met en évidence le colonialisme et l’impérialisme dont le gouvernement de Nouvelle Crobuzon fait preuve lors de la construction du chemin de fer, mais aussi lors de la guerre contre Tesh.

Parmi les créatures non-sentientes décrites dans le roman, on peut citer les démons de motion qui imitent les rythmes et les mouvements pour s’incarner. L’auteur met également en scène les « ours brins », qui sont des essaims d’oiseaux et d’insectes qui prennent la forme d’un ours, les « gluliques », des hyènes aves des ailes de chauve-souris, mais aussi des vaches à vin, hybrides entre animal et végétal dont les pis donnent du vin (oui oui), ainsi qu’une « chélona », une tortue de cent mètres de long, qui abrite des villages et des cultures sur sa carapace.

Une chélona. Aux pattes de titan étalées, au plastron aplati par terre. Ses vastes flancs formaient un monticule. À mi-hauteur, des nœuds de kératine travaillés sur des générations afin de fournir des surplombs et des tours, les murs d’un village d’écaille. L’immense tortue mesurait plus de cent mètres de long. Au fil des siècles de son existence, elle avait agrégé sur son dos ce bourg de saillies successives. Les excroissances cassantes de sa carapace avaient été cultivées et modelées pour former des blocs, des pyramides, des flèches aux surfaces et aux volumes imparfaits, transpercés de fenêtres, des beffrois reliés par des ponts de corde, parcourus par des rues et des tunnels en corne.

La chélona, de la même manière que les insectes utilisés pour façonner des bâtiments, constitue une architecture vivante, dont le corps est transformé en écosystème habitable, avec lequel les habitants vivent dans une forme d’harmonie.

China Miéville met aussi en scène des créatures et éléments monstrueux, parfois marqués par leur hybridité, tels que des arbres à tentacules qui dévore leurs victimes, des champignons capables de se déplacer, des arbres à foudre, les « blitzbaum », mais aussi une créature des marais grotesque qui se nourrit à travers ses victimes, reliées à lui par des tentacules et qui lui transmettent des nutriments (oui oui). On trouve aussi la « fumepierre », une matière qui peut jaillir et fossiliser des êtres vivants ou même le vent et peut donc piéger les explorateurs lors de leurs voyages.

Il montre également des animaux Recréés, tels que des chevaux qui se déplacent plus vite, des chiens dont le cerveau a été modifié pour mieux chasser, les « nashoms », des rhinocéros transformés en blindés militaires, ou encore les « ichthyscaphoi », des poissons Recréés pour devenir d’énormes navires technomagiques.

[…] l’un des ichthyscaphoi expérimentaux de Nouvelle-Crobuzon devait avoir fini par toucher terre. Poisson gigantesque émergé de l’océan, rampant sur des nageoires qui devenaient moignons, et qui trépignaient au point de se déliter sous leur propre poids. L’énorme être-poisson recréé avait reposé là, frissonnant. Voilà ce qui avait dû se passer.

Un hybride, un requin-baleine distendu par la thaumaturgie au point d’atteindre une taille de cathédrale. Une peau varicée par des tuyaux de métal plus épais qu’un homme. Des ganglions protubérants pareils à autant de prolapsus veineux. Des nageoires grosses comme des barques, s’agitant sur des charnières huilées. Une rangée de cheminées dorsales fumant blanc. La gueule du poisson avait dû s’ouvrir dans un grincement d’industrie, ancrée par des chaînes, façon pont-levis, tandis que le rebord de la mâchoire inférieure descendait, laissant émerger les miliciens de Nouvelle-Crobuzon lancés à la poursuite du Concile.

Les « ichthyscaphoi » apparaissent comme des pendants grotesques de créatures comme les chélona. En effet, si les tortues géantes servent d’habitat et sont modifiées d’une manière qui respecte leur corps, les modifications des ichthyscaphoi apparaissent comme monstrueuses, sanglantes et marquées par leur aspect industriel technomagique. Cela transparaît dans leur description qui montre leur aspect mécanique et difforme par la mention de « tuyaux de métal », et de « ganglions protubérants », comparés à des « prolapsus veineux » par exemple. La Recréation animale, de la même manière que celle qui frappe les humains, dépossède totalement les créatures vivantes de leur corps, qui ne peuvent pas se les réapproprier, contrairement aux Récréés humains ou Xénians.

Les élémentaires invoqués par les… élémentalistes (oui oui) et les golems fabriqués par Judas témoignent également d’une appropriation de créatures ou de matière par la magie humaine. En effet, les élémentaires de chair, appelés proasmae ou de lune, comme le fegkarion, sont des incarnations d’éléments naturels domestiqués (ou non) par la magie. À l’opposé, les golems sont amenés à « l’ab-vie » par Judas, qui puise dans sa propre énergie pour les animer, et peuvent être constitués des mêmes matières que les élémentaire, avec par exemple le vent, le feu, la terre, la chair, mais aussi des matériaux plus abstraits, tels que l’ombre, la lumière, ou même le temps (je ne peux pas vous en dire plus). La thaumaturgie s’oppose à la « somaturgie » pratiquée par Judas, puisque les golems qu’il invoque et contrôle ne sont pas des créatures pré-existantes, mais de la matière à laquelle il ordonne d’exister avec un ensemble d’instructions, et qu’il nourrit grâce à sa propre vie, ou grâce à des « batteries thaumaturgiques » qu’il peut recharger avec son propre sang. Judas apparaît d’ailleurs comme un génie de la création de golems, puisqu’il effectue des expérimentations pour leur implanter des instructions, par exemple.

Près de la bicoque où vivent les gamins qui l’adorent, il installe un fil-piège. Quand la première d’entre eux s’éveille puis sort voler son petit déjeuner, le ciel commence à peine à changer. Les petits pieds sales rompent le filament, le circuit se fait dans un bourdonnement, et là, oh ! à hauteur des cailloux près de la porte, une silhouette menue arrive en dansant. La fillette demeure extrêmement immobile, extrêmement attentive.

Le petit golem est grand comme sa main, prêt à se déclencher. Il danse ainsi que Judas le lui a ordonné lorsqu’il a énoncé son hexa puis stocké ses énergies. Il se dirige vers la gosse. Il est fait de petite monnaie. Il chancelle, tombe, les pièces s’éparpillent. La gosse s’avance pour les ramasser.

Judas observe la scène depuis un pas de porte. Il a réussi à mémoriser un golem et ses ordres. Obtenu que sa créature attende le déclenchement du petit piège. Il ne jurerait pas que quiconque ait pu y parvenir avant lui.

Le Concile de Fer met aussi en scène une forme de magie liée à la mémoire, avec le Moment du Tekke Vogu, ce qu’on voit avec le personnage du moine Qurabin, qui peut obtenir des informations ou du pouvoir en échange de l’oubli (qui a dit Livre de M ?). Cela peut s’avérer particulièrement tragique, puisque le mage peut perdre des pans entiers de son identité. Un autre pouvoir est décrit, celui de Drogon, qui est un Susur, c’est-à-dire un mage capable de manipuler ses cibles par subvocalisation.

Par ailleurs, l’auteur dépeint la « tache cacotopique », affectée par la « Torsion ».

Ça s’est ouvert il y a un demi-millénaire : un rift à travers lequel se sont déversées d’immenses quantités de la force sauvage et cancéreuse qu’on appelle Torsion. Une maleterre qui défie l’entendement. Où l’homme peut se changer en rongeur de verre, le rat en potentat diabolique, voire en bruits surnaturels, et où le jaguar et l’arbre sont susceptibles de virer à des moments qui n’auraient pas pu se produire, des angles impossibles. Un lieu où se rendent et où naissent les monstres. Où la terre, l’air et le temps sont malades.

La tache cacotopique est donc un environnement chaotique et dangereux, caractérise par sa mutation perpétuelle et les créatures monstrueuses que l’on peut trouver en son sein. On y rencontre ainsi du roc animalisé, des arbres-blattes, les hommes-pouces, qui sont des êtres hybrides d’humains géants et de chenilles (oui oui).

« On a perdu tellement de nos gars. Ils se changeaient en verre puis ils disparaissaient, sur une colline qui virait à l’os, puis au tas d’os, avant de redevenir colline. On a appris comment passer dans cet entre-deux. »

On remarque alors qu’une partie de la poétique de China Mieville repose sur l’hybridation entre les formes de vie, mais aussi sur un emploi de la déformation et de la transformation grotesque des corps, souvent par des moyens artificiels. C’est d’ailleurs cette composante de son œuvre qui le rattache au New Weird.

Le Concile de fer, Utopie mouvante, libertaire et légendaire


De la même manière qu’Armada dans Les Scarifiés, le Concile de Fer, le « train perpétuel » qui sillonne le continent rohagi, est une utopie mouvante. Cependant, contrairement à Armada, le Concile est ouvertement et réellement libertaire et égalitaire, ce que l’on observe lors de sa fondation, à la suite d’une grève conjointe de prostituées, d’ouvriers, et de Récréés ayant unis leurs forces face à leurs employeurs crobuzonais. Ils se sont ainsi approprié le train et ses wagons pour en faire leur territoire, qui prône l’égalité et proclame son indépendance vis-à-vis du pouvoir de Nouvelle Crobuzon.  

[…] On renonce à rien. Tout notre sang et nos muscles. Tous les morts. Tous les coups de masse, toute la pierre, toutes les bouchées qu’on s’est tapées. Toutes les balles de tous les flingues. Tous les coups de fouet. L’océan de sueur qui est sorti de nous. Tous les bouts de charbon dans les bouilles des Recréés et dans celle de la Loco, toutes les gouttes de foutre entre mes jambes et celles de mes sœurs, tout, tout ça, c’est dans ce train.

Elle désigne la noirceur du tunnel où le travail continue.

« Tout ça. On a déroulé l’histoire. On l’a faite. On l’a forgée dans le fer et le train l’a chiée derrière lui. On a défriché le terrain. On va continuer, et on emportera notre histoire avec nous. C’est une recréation. Toute notre fortune. Tout ce qu’on a. On va l’emmener. »

Dans l’article « Abject Cyborgs Discursive Boundaries and the Remade in China Miéville’s Iron Council », Jonathan Newell met en évidence que le train perpétuel et son système politique constituent une subversion de l’utilisation colonisatrice et capitaliste du chemin de fer, qui a détruit des populations indigènes, comme les élanciers. En effet, le Concile de Fer a mis fin aux projets expansionnistes de Nouvelle Crobuzon, qui comptait construire des voies de chemins de fer pour agrandir son territoire et établir des partenariats commerciaux, dans le but d’accumuler argent et marchandises. Soit dit en passant, je vous recommande chaudement la lecture de l’article de Jonathan Newell, qui traite surtout de la place sociale et politique des Recréés, si vous vous intéressez à l’univers de Bas-Lag.

À l’inverse des trains conventionnels, le train perpétuel avance vers une destination qui n’est pas déterminée et ses passagers ne comptent pas s’arrêter. Pour ce faire, les conciliaires avance sur une voie et des rails perpétuellement recyclés pour ne pas laisser de traces, mais aussi avancer de manière ininterrompue par le manque de matériel.

Des kilomètres de voie, réutilisée, recyclée, l’avenir du train et son actualité, qui en ressortent légèrement plus marqués : elle est d’abord l’histoire, puis on la ramène vers l’avant où elle devient un autre lendemain. Le train porte son chemin avec lui, le cueillant puis le recouchant : une lamelle, un moment de chemin de fer – une ligne qui ne fend plus le temps, mais au contraire contingente et fugitive, réapparaissant sous la rame en ne laissant que son empreinte.

L’utopie du Concile de Fer repose donc sur le mouvement du train perpétuel, assuré par les travailleurs libres qui le permettent. Parmi ces travailleurs, on trouve des Recréés qui sont devenus LibRecréés. Les Recréés sont des criminels (ou considérés comme tels par le pouvoir crobuzonais) condamnés à être modifiés par biotaumathurgie à cause de crimes qu’ils ont commis, avec des ajouts organiques (humains ou animaux) ou mécaniques. Ils sont un type de personnage récurrent dans l’univers de Bas-Lag et marquent l’oppression de Nouvelle Crobuzon et la manière dont elle s’inscrit jusque dans les corps de ses prisonniers et esclaves, dont ils sont dépossédés, et souffrent de leur condition. Dans le cas du Concile de Fer, les Recréés sont utilisés comme esclaves, constituant une main d’œuvre réifiée et corvéable, méprisée par les autorités ferroviaires et les autres ouvriers. Ils sont d’ailleurs contraints de les remplacer lorsque ceux-ci font grève, ce qui rend alors leurs revendications inutiles. Cependant, après la création du Concile, les Recréés deviennent les égaux des ouvriers et de ses autres membres, comme le montre le fait que l’un d’entre eux, Uzman, devienne l’une de ses voix les plus importantes, au même titre qu’Anne-Hari, la prostituée qui lance la grève, ou même Judas. Jonathan Newell note d’ailleurs dans son article que l’avènement du Concile efface les discriminations dont sont victimes certains ouvriers Recréés.

À partir de la fondation du Concile, les Recréés deviennent donc LibRecréés, ce qui signifie qu’ils ne sont plus soumis à la domination de Nouvelle Crobuzon et disposent d’eux-mêmes. Ainsi, si les Recréés présents sur Armada dans Les Scarifiés ont été libérés par des pirates et sont devenus des citoyens de la ville flottante, ceux du Concile ont acquis leur liberté par eux-mêmes, au cours d’un combat politique acharné et continuel.

En effet, le train perpétuel a mis en échec les autorités de Nouvelle Crobuzon et est donc devenu un symbole de révolte ouvrière qui a fonctionné, et une légende d’utopie possible. Il constitue ainsi un modèle pour les membres du Comité qui rejettent le pouvoir du Maire de la ville. Le pouvoir dominant cherche donc à éliminer les conciliaires en leur envoyant des chasseurs de primes, des espions et des Miliciens, pour détruire les espoirs politiques qu’il symbolise. Nouvelle Crobuzon, en plus de constituer l’un des lieux de l’intrigue comme dans Perdido Street Station, constitue une menace qui se rapproche peu à peu du train perpétuel, de la même manière qu’elle avance progressivement vers Armada dans Les Scarifiés.

L’aspect utopique du Concile de Fer vaut alors aussi par son symbole et sa légende pour les contestataires, de la même manière qu’Anarres constitue un espoir pour les révoltés présents sur Urras dans Les Dépossédésd’Ursula Le Guin. Sans trop rentrer dans les détails, l’arrivée possible du Concile de Fer à Nouvelle Crobuzon renforce les espoirs des Commitards de Nouvelle Crobuzon, qui voient les conciliaires comme des modèles. On remarque par ailleurs que le Comité et le Concile sont influencés par la presse, notamment Le Fléau endemique, journal contestataire décrit dans Perdido Street Station, puisque ce journal pousse les futurs conciliaires à la grève, tandis que ses tenants appartiennent au Comité. Ensuite, les membres des deux entités politiques ont des manières spécifiques de se désigner, ce qui marque leur appartenance à un même groupe politique. Les Comitards s’appellent ainsi « Jacques », en référence à Jacques l’Exauceur, qui apparaît dans Perdido Street Station et est le sujet de la nouvelles « Jacques » dans le recueil En quête de Jake et autres nouvelles, et dans le but de masquer leur identité, ou « chaver », ce qui constitue un équivalent au « camarade » au sein du militantisme marxiste. Les conciliaires s’appellent « sœur », afin d’inclure les femmes dont la grève a permis au Concile d’exister.

Toujours sans trop en dévoiler, les faits d’armes des Commitards de Nouvelle Crobuzon permettent à China Miéville de décrire une Commune insurrectionnelle en guerre contre la Milice et ses alliés.

Faucheur, Judas Bezalle, Ori : l’amoureux, le sacrifié et le révolté


Le Concile de Fer s’articule autour de deux lignes narratives, d’abord celle de Faucheur et ses compagnons partis à la recherche de Judas Bezalle, lui-même parti trouver le Concile de Fer. À cette première ligne narrative qui s’éloigne progressivement de Nouvelle Crobuzon, s’ajoute celle d’Ori, un membre du Comité, une organisation dissidente qui s’organise contre la politique du Maire de la ville. Cependant, Ori abandonne peu à peu le groupe qu’il fréquente, qu’il juge bien trop inactif face à la violence de plus en plus grande des autorités, et s’engage dans le gang de Toro, un criminel doté d’un casque thaumaturgique qui lui permet de percer l’espace (oui oui), et dont l’objectif est d’assassiner le Maire. Le roman nous donne donc les points de vue de Faucheur et Judas d’un côté, et celui d’Ori de l’autre. Ce dernier permet à l’auteur de traiter des limites des modes d’action non radicaux ou violents et interroge les agissements violents à travers les actes d’Ori et de ses compagnons, qui prennent pour modèle Jacques l’Exauceur et pas les modes d’action du Comité, qui s’appuie sur les manifestations, la presse et l’art. Ori est ainsi un personnage qui veut agir contre Nouvelle Crobuzon et bouleverser l’inertie sociale.

Une troisième ligne narrative, insérée entre les troisième et quatrième parties et appelée « Anamnèse », évoque le passé de Judas Bezalle. Cette longue analepse montre l’histoire du personnage, et notamment sa participation à la fondation du Concile de Fer, qui rejoint son rejet des autorités crobuzonaises. Il a par exemple tenté de défendre les élanciers contre la colonisation de Nouvelle Crobuzon avant de faire partie de la grève des conciliaires. Cette partie du récit, marquée par les emprunts au genre du western, permet de montrer Judas comme une sorte de figure christique (sans mauvais jeu de mot), prêt à se sacrifier pour la cause qu’il défend, ce qu’on observe par les efforts intenses qu’il fournit lors des créations de golems de plus en plus complexes, mais aussi dans la forme d’amour qu’il peut éprouver vis-à-vis de Faucheur ou Anne-Hari (je ne vous en dirai pas plus).

Enfin, mais sans trop rentrer dans les détails, Faucheur est quant à lui amoureux de Judas, qu’il tente de retrouver pour recevoir l’appui du Concile de Fer, mais aussi se trouver avec lui et tenter de le sauver des autorités de Nouvelle Crobuzon d’une part, mais aussi de sa volonté sacrificielle d’autre part. Cependant, de la même manière que Bellis dans Les Scarifiés, Faucheur se trouve souvent dépassé par des événements, malgré ses capacités d’action.

Le mot de la fin


Le Concile de Fer est le troisième roman de China Miéville se déroulant au sein de l’univers de Bas-Lag, où cohabitent magie, technologie et créatures monstrueuses.

Il y décrit la ville de Nouvelle Crobuzon en proie au chaos à cause d’une guerre contre une autre cité-état, Tesh, et de bouleversements politiques causés par les membres du Comité, qui rejettent l’autoritarisme et la terreur semée par la Milice au service du pouvoir. Parmi les membres du Comité, on trouve Ori, lassé des modes d’action de son groupe, qui s’engage dans un gang révolutionnaire pour assassiner le Maire, et Faucheur, parti sur les routes pour retrouver Judas Bezalle, un mage créateur de golems lui-même sur la trace du Concile de Fer.

Le Concile de Fer s’avère une utopie mouvante, dans un train perpétuel dont des grévistes se sont emparés. Ils sont devenus des symboles de la lutte contre le pouvoir crobuzonais, une véritable légende de victoire politique et sociale, mais aussi une source d’espoir.

Si vous aimez la plume de China Miéville, l’imaginaire foisonnant et politique, le mélange des genres et les westerns, je vous recommande vivement ce roman, que je n’arrive pas à départager avec Les Scarifiés !

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’auteur, Kraken, Perdido Street Station, En quête de Jake et autres nouvelles, Les Derniers jours du nouveau Paris, Les Scarifiés