La Forêt de cristal, de J. G. Ballard

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de la dernière apocalypse de Ballard, qui se trouve aussi être un roman Weird.

La Forêt de cristal


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Folio SF. Je remercie chaleureusement Clara Donati pour l’envoi du roman !

James Graham Ballard est un auteur britannique né en 1930 et mort en 2009. Il est considéré comme l’un des écrivains les plus représentatifs de la New Wave de la science-fiction. Il est aussi cité par Bruce Sterling comme une influence majeure du Cyberpunk dans la préface de Mozart en verres miroirs.

Pour rappel, les récits de la New Wave cassent les codes de la SF en expérimentant de nouvelles formes et en abordant des thématiques plus sociales et un futur plus proche du nôtre. Les récits de la New Wave recherchent par ailleurs une plus grande littérarité, qui romprait avec le style d’auteurs comme Isaac Asimov par exemple.

La Forêt de cristal, publié pour la première fois en 1966, et fait partie d’une trilogie conceptuelle dans laquelle l’auteur met en scène des apocalypses, avec Le Monde englouti, et Sécheresse. Le Vent de nulle part, premier roman de l’auteur qu’il ne voulait pas voir réédité, parce qu’il le considérait comme une « œuvre commerciale à cent pour cent », peut y être rattaché. Le roman a connu deux traductions françaises, l’une de Claude Saunier, et l’autre de Michel Pagel. Cette dernière traduction a été d’abord publiée dans la collection Lunes d’Encre de Denoël, puis au format poche dans la collection Folio SF de Gallimard. C’est sur celle-ci que je vais m’appuyer pour ma chronique.

En voici la quatrième de couverture :

« Afin de retrouver son collègue, Max Clair, et la femme de ce dernier, Suzanne, qui fut sa maîtresse, le Dr Edward Sanders, directeur adjoint d’une léproserie, se rend à Mont Royal, au Cameroun. À peine arrivé, il constate que la forêt qui borde la ville est entourée d’une aura de mystère. En outre, d’étranges objets de cristal sont vendus discrètement sur la place du marché. Quel est le lien entre ces bibelots, la forêt et la sombre lumière qui en émane ? »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont J. G. Ballard décrit une apocalypse sous le signe de la Weird Fiction.

L’Analyse


Une forêt fascinante et cristalline


Dans La Forêt de cristal, J. G. Ballard décrit des forêts (oui oui) qui se cristallisent (hé oui), supposément à cause d’événements cosmiques liés à l’émergence « doubles galaxies », qui provoqueraient une altération du temps et de la matière et provoqueraient une métamorphose de la matière. Là où Le Monde englouti et Sécheresse mettent en scène des apocalypses vraisemblables (et à ce titre, qui font violemment écho à l’actualité) aux conséquences fatales pour l’humanité, avec une montée des eaux et un réchauffement climatique violent pour l’un et l’interruption du cycle de l’eau et l’impossibilité de l’agriculture, La Forêt de cristal dépeint une situation marquée par son étrangeté, qui intrigue l’humanité, mais ne met pas immédiatement sa civilisation en péril. Les autorités censurent les informations sur les zones touchées par le phénomène de cristallisation, et les populations qui s’en trouvent proches sont évacuées, ce qui témoigne tout de même de l’inquiétude qu’elles suscitent et leur dangerosité. On remarque par ailleurs que de la même manière que pour Le Monde englouti, les causes du phénomène sont externes à l’humanité, contrairement à Sécheresse qui montre les conséquences directes de la pollution industrielle dans les océans. L’externalisation de la cause de la cristallisation tend aussi à montrer que l’espèce humaine n’a pas véritablement de prise sur les événements qui peuvent la frapper.

L’invraisemblance du phénomène et ses conséquences inscrivent selon moi La Forêt de cristal dans la Weird Fiction, puisque le roman mobilise des caractéristiques de ce mode fictionnel, avec notamment le topos de la transformation, celle des écosystèmes forestiers, mais aussi la métamorphose des espèces vivantes, peu à peu contaminées et envahies par les cristaux pour former des hybrides de chair et de minéraux (j’y reviendrai). La transformation de l’écosystème et son étrangeté provoquent une forme de fascination pour ceux qui l’observent et s’y trouvent, de la même manière que d’autres forêts de Weird Fiction, à l’instar de la Vorrh de Brian Catling, décrite dans le roman éponyme et sa suite, Les Ancêtres.

Le roman nous fait suivre le personnage d’Edward Sanders, un médecin qui travaille dans une « léproserie », c’est-à-dire qu’il s’occupe de malades de la lèpre, sur le continent africain, au Cameroun. Il se rend à Mont Royal pour y retrouver sa maîtresse, Suzanne Clair, qui cristallise (sans mauvais jeux de mots) ses inquiétudes, mais aussi son époux et meilleur ami, Max, dont il est sans nouvelles. Une fois encore, le personnage féminin qui est l’amante du personnage principal constitue son moteur. Cependant, si Béatrice Dahl conduit Robert Kerans à rester dans le Londres englouti, Suzanne Clair entraîne le départ de Sanders et son exploration de la forêt.  Tout comme dans ses apocalypses précédentes, Ballard nous donne le point de vue d’un homme de science, puisque Robert Kerans du Monde englouti est biologiste et Charles Ransom de Sécheresse est médecin. Cet homme de science se trouve confronté à l’apocalypse, comme ses confrères des deux romans précédents, mais contrairement à eux, il fait face à une fin du monde étrange, incompréhensible, qui apparaît d’abord comme un phénomène localisé, dont on ne voit pas l’expansion globale. Les deux romans précédents montraient un désastre dont on mesurait les conséquences et l’étendue à l’échelle de la Terre et de la civilisation humaine toutes entières.

Ainsi, Ballard décrit un écosystème complètement transformé, avec une végétation cristallisée, faite de pierres précieuses. Cette transformation radicale provoque la surprise de ceux qui l’observent.

Avec un hoquet de surprise, tous se penchèrent pour contempler la jungle qui faisait face aux bâtiments blancs de la ville. Les arbres dressés au-dessus de l’eau en un long arc de cercle semblaient étinceler d’une myriade de prismes liquides : des barres de lumière jaune et carmin gainaient leurs troncs et leurs branches saignant dans l’eau, comme si toute la scène avait été reproduite à l’aide d’un Technicolor trop poussé. Toute la rive opposée étincelait de ce kaléidoscope flou. Les bandes colorées, en se chevauchant, augmentaient la densité de la végétation, si bien qu’il était impossible de voir à plus de quelques pas entre les premiers troncs.

À la couleur unique de la ville, à savoir le blanc, s’oppose celles, multiples, de la jungle, omniprésentes dans la description du paysage qu’observent Sanders et les autres passagers du navire. Cette multiplicité se remarque dans la manière dont elle est désignée, par des adjectifs précis, « des barres de lumière jaune et carmin », mais aussi au moyen d’une comparaison avec un « Technicolor », procédé technique permettant d’ajouter de  la couleur au cinéma et de jouer avec la saturation des couleurs, et d’une métaphore, « ce kaléidoscope flou ». Ces deux procédés marquent par ailleurs l’intensité de la lumière provoquée par les cristaux de la forêt, qui rend son observation difficile. On remarque aussi que cette description insiste sur la contamination de l’écosystème par le cristal, puisque le cristal recouvre les « troncs » et les « branches » des arbres, ce qui les rend différents et modifie leurs propriétés physiques, puisqu’ils émettent de la lumière.

Cette modification de l’écosystème préfigure celle que le cristal engendre sur l’espèce humaine. Sans trop rentrer dans les détails, lorsqu’il s’aventure dans la jungle, Sanders finit par être frappé par la cristallisation.

Des heures durant, il courut dans le sous-bois, sans aucune notion du temps. S’il s’arrêtait plus d’une minute, les bandes de cristal gagnaient son cou et son épaule, aussi se forçait-il à continuer, ne marquant des pauses que lorsque l’épuisement le jetait sur les plages de verre. Il tenait alors en respect la gangue glacée en pressant les pierreries contre son visage. Leur puissance, toutefois, s’épuisait : leurs facettes s’émoussaient, se changeaient en des nodules de silice brute. Celles qui étaient enchâssées au sein des tissus cristallins de son bras brillaient en revanche d’un éclat intact.

Ballard décrit une contamination physique de Sanders par le cristal. La contamination constitue un topoi que je rattache dans mes hypothèses de recherche à la Weird Fiction. Le corps du personnage est en effet envahi par un corps extérieur, qui gagne du terrain, à savoir son « bras », déjà pris, mais aussi son « cou et son épaule ». Il tente d’endiguer la progression des cristaux grâce à des pierres, qui perdent en pouvoir à chaque utilisation, ce qui montre qu’il existe des moyens de combattre la cristallisation, mais ceux-ci ne sont que provisoires. Le contact de l’écosystème altéré transforme donc Sanders, qui parvient toutefois à maintenir son identité, contrairement à d’autres êtres humains qui se sont aventurés dans la forêt.

[…] il dépassait les formes à demi cristallisées d’hommes et de femmes soudées aux troncs, les yeux levés vers le soleil réfracté. La plupart étaient des couples âgés, assis ensemble, les corps fondus les uns dans les autres tandis qu’ils s’attachaient aux arbres et aux buissons gemmés. Le seul homme jeune qu’il dépassa fut un militaire en uniforme de campagne, assis sur un tronc tombé au bord de l’eau. Son casque avait effleuri en une immense carapace de cristaux, une espèce de parasol qui lui emprisonnait le visage et les épaules.
En contrebas, une faille profonde parcourait la surface du ruisseau, au fond duquel un filet d’eau coulait toujours, inondant les pieds submergés de trois soldats qui, ayant entrepris de bâtir un gué en ce point, se trouvaient désormais embaumés entre les parois cristallines. De temps à autre, leurs jambes s’agitaient d’un mouvement lent, liquide, comme si, encordés par la taille, ils avaient à jamais arpenté ce glacier de cristal, le visage perdu dans le flou lumineux qui les entourait.

Les individus rencontrés par Sanders voient leur identité dissoute, absorbée dans l’écosystème contaminant, de la même manière que la végétation, qui unit leurs corps et les fond ensemble. La cristallisation dépossède alors les êtres humains de leur humanité et de leur capacité à agir, puisqu’elle les emprisonne au sein d’un espace restreint. Sur le plan formel, elle donne lieu à des figures surréalistes, puisque le « casque » d’un soldat « effleurit en une immense carapace de cristaux », qui modifient radicalement sa forme. Plus tard en Weird Fiction, on retrouvera un écosystème contaminant chez China Miéville dans la Tache Cacotopique décrite dans le formidable Concile de Fer.

Avant de conclure cette chronique, j’évoquerai le personnage de Ventress, qui constitue un équivalent à Strangman et Lomax du Monde englouti et de Sécheresse, par la manière dont il réagit aux bouleversements qui frappent le monde, avec un comportement démesuré et violent.

Le mot de la fin


La Forêt de cristal est un roman de SF postapocalyptique de J. G. Ballard, dans lequel l’auteur décrit un monde peu à peu contaminé par la cristallisation des espèces animales et végétales, qui les fige ou les transforme en hybrides de vie et de pierres précieuses. Cette apocalypse est alors placée sous le signe de l’étrange et des métamorphoses radicales, ce qui rapproche le roman de la Weird Fiction. 

On suit le personnage d’Edward Sanders, un médecin parti sur les traces de sa maîtresse, Suzanne Clair, ce qui le pousse à explorer un environnement profondément modifié, qui exerce une attraction de plus en plus forte sur lui.

Des apocalypses de Ballard que j’ai lues, La Forêt de cristal sera sans doute mon préféré de par son étrangeté !

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’auteur, Crash, Sécheresse, Le Monde englouti

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