Crash, de J. G. Ballard

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de l’un des romans les plus connus de J. G. Ballard.

Crash


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Folio. Je remercie chaleureusement Clara Donati pour l’envoi du roman !

James Graham Ballard est un auteur britannique né en 1930 et mort en 2009. Il est considéré comme l’un des écrivains les plus représentatifs de la New Wave de la science-fiction. Il est aussi cité par Bruce Sterling comme une influence majeure du Cyberpunk dans la préface de Mozarts en verres miroirs.

Pour rappel, les récits de la New Wave cassent les codes de la SF en expérimentant de nouvelles formes et en abordant des thématiques plus sociales et un futur plus proche du nôtre.

Crash, dont je vais vous parler aujourd’hui, est paru en 1973, et a été traduit par Robert Louit pour les éditions Calmann-Lévy, qui ont publié le roman en 1974. Aujourd’hui, le roman est disponible dans la collection Folio des éditions Gallimard, seul, ou regroupé avec I.G.H. et L’île de béton. À noter que l’auteur a adjoint une préface à l’édition française. À noter que le roman a été adapté au cinéma par David Cronenberg en 1996.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« Après avoir causé la mort d’un homme lors d’un accident de voiture, James Ballard, le narrateur, développe une véritable obsession pour la tôle froissée. Enrôlé par Vaugham, un ex-chercheur qui aime reconstituer des accidents célèbres et va même jusqu’à en provoquer pour assouvir ses pulsions morbides, Ballard se verra progressivement initié à une nouvelle forme de sexualité : le mariage de la violence, du désir et de la technologie. »

Dans mon analyse du roman, j’évoquerai d’abord rapidement la préface de l’auteur, puis je me concentrerai sur les relations homme-machine marquées par un mariage de la violence et de la sexualité qu’il décrit.

L’Analyse


Une préface pour la SF


Dans la préface à l’édition française de son roman, Ballard traite de la littérature contemporaine et affirme que le roman dit « traditionnel » subit un « lent dépérissement », et « s’attache à exclusivement à décrire les nuances des rapports humains ». Pour Ballard, la littérature générale de son époque ne peut jouer le rôle qu’il attribue à la science-fiction, qui est de s’emparer de « la dynamique des sociétés humaines », de « la place de l’homme dans l’univers », ou encore de traiter de problèmes sociétaux contemporains, liés au développement technologique et à ses conséquences sur l’être humain. Il affirme ainsi

Instruire des charmes incertains de l’existence dans ce glauque paradis devient de plus en plus le rôle de la science-fiction. Je crois fermement que la SF, loin d’être un rejeton mineur de la littérature contemporaine, en constitue la branche maîtresse – et en tout cas la plus ancienne : une tradition de réponse de l’imagination à la science et à la technologie court sans rupture de H.G. Wells à Aldous Huxley, aux auteurs américains modernes et à des pionniers d’aujourd’hui tels que William Burroughs.

Ballard rejette donc la place mineure que l’on peut attribuer à la science-fiction pour la hisser au rang de « branche maîtresse », à laquelle il se rattache par une grande partie de son œuvre, notamment ses récits post-apocalyptiques, comme Sécheresse, Le Monde englouti, ou La Forêt de cristal, ou encore le recueil Vermillion Sands.

Dans cette préface, il rattache d’ailleurs Crash aux autres apocalypses qu’il a pu décrire, à la différence qu’il cherche à y décrire une apocalypse contemporaine, qui interroge le rapport entre l’être humain et la technologie, en posant la question suivante :

Pouvons-nous voir dans l’accident de voiture le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ?

Cette préface de Crash donne donc des clés de lecture pour le roman, en plus de constituer une défense du genre de la SF.

Cependant, on peut questionner l’appartenance du roman à la science-fiction, parce qu’il ne contient aucun novum, et pourrait donc être rattaché à la littérature mimétique. Néanmoins, dans le chapitre « Simulacres et science-fiction » de l’essai Simulacres et simulations, Jean Baudrillard, le philosophe écrit que Crash se différencie des autres œuvres de SF parce qu’il décrit une « hyperréalité », ce qui le place dans la même lignée que Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad ou Tous à Zanzibar de John Brunner. Il écrit

Crash, c’est notre monde, rien n’y est « inventé » : tout y est hyperfonctionnel, la circulation et l’accident, la technique et la mort, le sexe et l’objectif photographique, tout y est comme une grande machine synchrone, simulée : c’est-à-dire accélération de nos propres modèles, de tous les modèles qui nous entourent, mixés et hyperopérationnalisés dans le vide.

Tout en mettant en évidence l’absence des novum propres à la SF, Jean Baudrillard montre que Crash diffère de la littérature mimétique par la manière dont il hyperbolise une forme de réalité, ce qui le fait entrer dans le champ de la science-fiction.

Cette hyperbolisation s’observe dans les relations homme-machine décrites dans le roman.

Voitures accidentées, corps meurtris, sexualités reconfigurées


La narration de Crash est prise en charge par un narrateur appelé James Ballard, à la première personne. Le choix de ce nom, mais surtout de ce type de narration, permet à l’auteur de plonger dans le psychisme de son personnage, dont le rapport à la sexualité, à la violence et à l’automobile va considérablement changer.

En effet, sa rencontre avec Vaughan, un ancien scientifique obsédé sexuellement par les accidents de voiture et leurs conséquences physiques et psychiques sur ceux qui les perpètrent ou les subissent, l’initie à une nouvelle forme de plaisir charnel, qui est donc liée aux voitures et aux corps qui s’y trouvent. Le premier chapitre fait le récit de la mort de Vaughan, puis le narrateur revient dans une analepse sur sa rencontre avec ce personnage et l’influence qu’il a exercée sur lui. Le roman traite donc de l’initiation du narrateur par Vaughan, puis de leur parcours commun. Cependant, le narrateur apparaît obsédé par la violence avant cela, de même que sa femme, Catherine, avec laquelle il se masturbe devant des vidéos violentes diffusées à la télévision (oui oui). Vaughan va cependant changer à jamais sa perception et sa manière d’envisager le corps humain.

À travers Vaughan, j’ai découvert la signification véritable de l’accident d’automobile, le sens des chocs de plein fouet et des tonneaux, l’extase des collisions de front. Ensemble, nous avons visité le centre d’essais de la Prévention routière à trente kilomètres à l’ouest de Londres ; nous avons contemplé les véhicules s’écrasant, compteur bloqué, sur les cibles de béton. Vaughan filmait ces essais qu’il projetait ensuite au ralenti dans son appartement. Assis dans l’ombre sur ses coussins, nous regardions scintiller ces impacts silencieux sur le mur, au-dessus de nos têtes. Ces séquences répétées m’apaisaient d’abord, puis m’excitaient.

Cette rencontre survient après un accident de voiture du narrateur, lors duquel il se blesse et tue le mari d’Helen Remington, une médecin également blessée lors de l’impact de leurs deux véhicules.

Le narrateur plonge alors dans un univers mécanique qui mêle érotisme et violence extrême à travers le prisme de l’automobile, qui devient le centre d’une sexualité qui peut être mouvante ou immobile. Ballard annonce dès la préface que la voiture constitue une « métaphore sexuelle », ce qu’on observe dans tous les rapports sexuels qui ont lieu dans les véhicules, mais aussi dans les descriptions des accidents et des blessures qu’ils causent. Leurs descriptions s’avèrent donc particulièrement sanglantes et détaillées, avec des comparaisons macabres qui magnifient de manière paradoxale le corps meurtri, telles que « des fragments de pare-brise étaient incrustés dans son front comme une couronne de diamants. ». Les fluides corporels, comme le vomi, le sperme et le sang sont érotisés, de même que les corps morcelés et mutilés par les accidents. Les descriptions sont donc chargées d’allusions sexuelles plus ou moins (très) explicites, énumèrent et accumulent des détails macabres, avec par exemple des catalogues d’accidents et de blessures dressé par Vaughan.

À peu de chose près, toute forme imaginable d’affrontement violent entre le véhicule et ses occupants était mentionnée : mécanisme d’éjection des passagers, géométrie des fractures de la rotule et du bassin, déformations de l’habitacle au cours des collisions de front ou d’arrière ; blessures reçues lors d’accidents survenant à des ronds-points, des carrefours importants, sur la bretelle d’insertion d’une autoroute ; mécanisme du télescopage des carrosseries dans les collisions de front, chairs arrachées lors de capotages, membres amputés par les cadres de portière ou le toit au cours d’une série de tonneaux, blessures faciales dues aux glaces ou au tableau de bord, traumatismes crâniens et entailles du cuir chevelu contre un rétroviseur ou un pare-soleil, balafres en coup de fouet lors des collisions par l’arrière, brûlures au premier ou au second degré dans les cas d’explosion de réservoir, poitrines embrochées par une colonne de direction, blessures abdominales causées par une ceinture de sécurité défectueuse, […]

[…] blessures génitales (concernant les deux sexes) causées par des gaines d’arbres de direction, par des pare-brise (durant éjection), par des portes enfoncées, des ressorts de siège, des freins à main, des cassettes. Des photos de verges mutilées, de vulves entaillées et de testicules écrasés défilaient sous mes yeux. Plusieurs de ces documents étaient complétés par une reproduction en gros plan de l’élément, mécanique ou ornemental, qui avait causé la blessure. La photo d’une verge fourchée s’accompagnait d’un encart représentant un frein à main.

La première partie de cette longue énumération, qui consiste en une longue phrase qui se déploie en asyndète, avec des syntagmes reliés uniquement par une ponctuation faible, marque la violence des blessures causées par les accidents de voiture, mais aussi l’exhaustivité avec laquelle Vaughan s’emploie à les répertorier, ce qui reflète son obsession. Celle-ci transparaît d’ailleurs dans la description des blessures génitales, qui apparaît plus complète malgré sa longueur moindre. On remarque par ailleurs que les descriptions des blessures sont effectuées sur un ton détaché et froid, de même que le détail des rapports sexuels. Ce détachement rend les descriptions cliniques, ce qu’on peut rattacher au souci du détail (macabre) de Vaughan et du narrateur, mais aussi à la manière dont leur obsession les nourrit et les emporte.

Après son accident, le narrateur développe donc une obsession grandissante pour le sexe, les accidents, les voitures et les corps accidentés, qui se matérialise dans ses pensées par des associations d’idées constantes entre le mécanique et l’érotisme plus ou moins macabre. Il rejoint donc le groupe de Vaughan, composé d’individus qui ont connu une renaissance physique et sexuelle après des accidents de la route, à l’image de Gabrielle, une jeune assistante sociale rendue infirme, qui découvre la sexualité dans sa voiture aménagée grâce au narrateur. Tous les membres de ce groupe éprouvent d’ailleurs la même fascination pour Vaughan, qui devient alors une véritable source de fantasmes, ce qui s’observe dans les multiples évocations du contenu de son pantalon, ou de ce que contenu peut faire.

L’accident avait déchaîné dans mon cerveau ce penchant obsessionnel à évaluer le potentiel sexuel de tout ce qui m’entourait.

Le roman de J. G. Ballard décrit donc un interfaçage homme-machine particulièrement violent, qui reconfigure les corps et le désir des individus. Cette reconfiguration s’opère sur un mode parfois grotesque, ce qu’on observe lors des rapports sexuels entre les personnages, qui marquent l’explosion d’une tension, entre Vaughan, Catherine et le narrateur par exemple, ou lorsqu’ils assistent à des reconstitutions d’accidents.

Au-dessus de lui, la moto basculait et retombait sur le toit de la voiture. Le guidon frappait au passage le pare-brise et décapitait la passagère. La roue avant et la fourche chromée défonçaient le toit, la chaîne cinglante tranchait au vol la tête du pilote dont le corps démantelé rebondissait sur le coffre arrière, puis tombait au sol dans un brouillard de verre de sécurité qui s’écoulait du véhicule comme de la glace fondante, comme si la voiture venait d’être dégivrée après une longue hibernation. Pendant ce temps, après avoir rebondi sur le volant dévié, le conducteur glissait le long de la colonne de direction vers le plancher de l’habitacle. Sa femme décapitée, les mains gracieusement placées devant sa gorge, roulait contre le tableau de bord. Sa tête tranchée rebondissait sur la housse de vinyle du fauteuil et allait flotter entre les torses des enfants sur la banquette arrière.

Ce déchaînement de violence des machines sur les corps des mannequins, qui sont personnifiés, ce qu’on observe dans leurs dénominations, « la passagère », « le pilote », « le conducteur », « sa femme », marque une forme de grotesque dans l’accumulation de détails macabres, notamment dans les mouvements des véhicules et des membres, ainsi que les dommages qu’ils subissent.

Je terminerai cette chronique en évoquant brièvement la postérité du roman, qui a sans (aucun) doute influencé les auteurs du Cyberpunk et les fusions entre l’être humain et la technologie qu’ils décrivent. On peut également citer une possible référence à Crash dans Le Dormeur s’éveillera-t-il de Philippe Curval, avec le personnage de Moulis, qui détruit des véhicules intelligents. Le récent Suréquipée de Grégoire Courtois semble aussi interroger le rapport entre l’être humain et l’automobile, en décrivant une voiture organique.

Le mot de la fin


Crash de J. G. Ballard est un roman de science-fiction qui décrit un réel hypertrophié et excessif. L’auteur y interroge les relations entre l’être humain et les machines à travers un personnage narrateur attiré sexuellement par les accidents de la route et les blessures qu’ils engendrent. Lui-même blessé lors d’un carambolage, il se met à fréquenter Vaughan, qui l’initie aux manières de lier la sexualité à la violence des accidents automobiles au sein d’un groupe d’individus dont la sexualité a été transcendée par leurs accidents.

Les descriptions des corps meurtris sont chargées de détails macabres, donnés sur un ton neutre qui marque la fascination froide du narrateur pour la violence qu’il observe et érotise.

Crash est un roman qui ne vous laissera pas indifférent, et que je vous recommande !

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