Le Monde englouti, de J. G. Ballard

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler de la première d’une série d’apocalypses décrite par un immense auteur de science-fiction.

Le Monde englouti, J. G. Ballard


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Folio SF. Je remercie chaleureusement Clara Donati pour l’envoi du roman !

James Graham Ballard est un auteur britannique né en 1930 et mort en 2009. Il est considéré comme l’un des écrivains les plus représentatifs de la New Wave de la science-fiction. Il est aussi cité par Bruce Sterling comme une influence majeure du Cyberpunk dans la préface de Mozart en verres miroirs.

Pour rappel, les récits de la New Wave cassent les codes de la SF en expérimentant de nouvelles formes et en abordant des thématiques plus sociales et un futur plus proche du nôtre. Les récits de la New Wave recherchent par ailleurs une plus grande littérarité, qui romprait avec le style d’auteurs comme Isaac Asimov par exemple.

Le Monde englouti, publié pour la première fois en 1962, et fait partie d’une trilogie conceptuelle dans laquelle l’auteur met en scène des apocalypses, avec Sécheresse, et La Forêt de cristal, dont je vous parlerai aussi. Le Vent de nulle part, premier roman de l’auteur qu’il ne voulait pas voir réédité, parce qu’il le considérait comme une « œuvre commerciale à cent pour cent ». Le roman a connu deux traductions françaises, l’une de Marie-France Desmoulins, et l’autre de Michel Pagel. Cette dernière traduction a été d’abord publiée dans la collection Lunes d’Encre de Denoël, puis au format poche dans la collection Folio SF de Gallimard.

En voici la quatrième de couverture :

« Dans un futur proche, des explosions solaires ont provoqué une canicule permanente et une catastrophique élévation du niveau des océans. L’Angleterre est devenue une mosaïque de marécages, de bancs de vase et de lagunes que baigne un climat tropical. C’est dans un Londres dont il ne reste que le sommet des plus hautes tours que le biologiste Robert Kerans va rencontrer la riche Béatrice Dahl et tenter de survivre à la fin du monde. À moins que son but ne soit tout autre… »

Dans mon analyse du récit, je traiterai de l’environnement apocalyptique décrit par Ballard dans son roman.

L’Analyse


Londres sous l’eau, régression génétique et psychique


Le roman de J. G. Ballard décrit un monde englouti par les eaux (hé oui), ce qui constitue une conséquence d’un réchauffement climatique extrêmement violent qui a fait fondre la glace des pôles, ce qui a provoqué une hausse du niveau de la mer  et des océans au point qu’une (très) grande partie du monde se trouve sous les eaux, et en proie à un climat bien trop chaud, sauf aux pôles, où s’est réfugiée l’humanité qui a pu fuir les zones inondées. Ballard rattache les causes de son apocalypse climatique et environnementale à des facteurs externes à l’humanité, tout comme celle qu’il décrit dans La Forêt de cristal, mais contrairement à Sécheresse, où le désastre est explicitement rattaché à l’action humaine. Dans le cas du Monde englouti, Ballard décrit les causes de ce bouleversement dès le deuxième chapitre du roman.

Une série de tempêtes solaires violentes et soutenues, longues de plusieurs années, provoquées par une soudaine instabilité du soleil, avait agrandi les ceintures de Van Allen et diminué l’attraction terrestre sur les couches extérieures de l’ionosphère. Comme ces dernières s’évanouissaient dans l’espace, affaiblissant la barrière opposée au rayonnement solaire, la température s’était mise à augmenter régulièrement, l’atmosphère surchauffée se dilatant jusqu’à l’ionosphère où s’achevait le cycle.
Dans le monde entier, la température moyenne s’était élevée de plusieurs degrés par an. La plupart des zones tropicales étaient vite devenues inhabitables, des populations entières fuyant vers le nord ou le sud des températures de cinquante-cinq ou soixante degrés. Les régions tempérées, elles, étaient devenues tropicales, l’Europe et l’Amérique du Nord rissolant sous des vagues de chaleur permanentes, si bien qu’il y faisait rarement moins de trente-sept degrés.

Les causes du réchauffement climatique sont ici d’ordre cosmique et liées au soleil, avec notamment une « instabilité du soleil » et des « tempêtes solaires » particulièrement longues, qui ont pour conséquence de détruire l’atmosphère et la couche d’ozone. La destruction de la couche d’ozone, attribuée aujourd’hui à la pollution industrielle humaine, est ici la conséquence de l’activité du soleil. Ballard met ainsi en scène un scénario qui pourrait se réaliser (et est même en train) aujourd’hui à cause de la pollution environnementale, en lui donnant des causes extérieures. Les conséquences sont toutefois les mêmes, puisque « les températures moyennes » augmentent continuellement, rendant certaines zones inhabitables, à cause de la chaleur et de la montée des eaux. Cela crée des vagues migratoires de réfugiés climatiques, qui se réfugient dans les parties encore habitables du globe en perdant plus ou moins de moyens financiers au passage, de la même manière que l’avenir proche (ou le présent ?) de notre réalité.

Vous l’aurez compris, l’apocalypse du Monde englouti est liée à l’élément de l’eau, de la même manière que Sécheresse au feu et La Forêt de cristal à la terre.

Le roman nous fait suivre Robert Kerans, un biologiste qui étudie les changements dans la faune et dans la flore, qui a muté à cause du réchauffement climatique. On peut noter que ce roman, tout comme Sécheresse et La Forêt de cristal, mettent en scène des hommes de science, puisque Charles Ransom et le docteur Sanders sont des médecins. L’auteur confronte donc des représentants de la rationalité à un monde qu’il ne connaissent pas , parce qu’ils ne reconnaissent plus celui qui leur est familier.

Durant une période initiale de vingt ans, la vie s’était progressivement adaptée au climat modifié. Un ralentissement du rythme habituel s’était révélé inévitable, l’énergie manquant pour repousser les jungles envahissantes de la région équatoriale. Non seulement la croissance de toutes les plantes s’était accélérée, mais la radioactivité accrue favorisait aussi les mutations. Les premières formes botaniques monstrueuses étaient apparues, rappelant les gigantesques arbres-fougères du Carbonifère, tandis que se produisait une poussée radicale de tous les animaux et végétaux inférieurs.

Les changements environnementaux provoquent des bouleversements biologiques dans la faune et la flore, qui régresse génétiquement de plusieurs millions d’années, avec des espèces vivantes qui se rapprochent d’une apparence semblable à celle du Carbonifère, une ère géologique qui date d’il y a 300 millions d’années (oui oui). L’être humain ne domine plus véritablement la planète et cède sa place aux reptiles, qui regagnent la position qu’ils détenaient à l’époque du Trias, du Jurassique et du Crétacé (et entre les bras des astronautes, aussi). Les iguanes et les crocodiles attaquent donc les humains, qui doivent alors prendre garde à ne pas se faire dévorer. Cette régression provoque aussi une recrudescence du gigantisme de certaines espèces d’insectes et de chauve-souris. Le ralentissement du rythme de vie, puisque les périodes d’activité humaine se situent tôt dans la matinée et le soir, et l’abandon des horloges dans les grandes villes délaissées provoquent une impression de ramollissement du temps, illustré dans une référence à Salvador Dali et son tableau Persistance de la mémoire, qui peut aussi souligner la régression temporelle à l’œuvre dans le roman.

Cette régression ne s’applique pas sur le plan physique à l’être humain, mais elle l’atteint psychologiquement, puisque des rêves récurrents, porteurs de résurgences ataviques et subconscientes apparaissent pendant le sommeil de plusieurs dizaines d’individus. Ce mécanisme psychique est expliqué de manière rationnelle par le Dr Bodkin, un collègue de Kerans, qui le rattache à l’évolution du cerveau, et au fait qu’il s’agit d’un souvenir présent depuis plusieurs millions d’années (oui oui).

« Les mécanismes de libération innés déposés dans votre cytoplasme il y a une éternité ont été éveillés, le soleil en expansion et la température croissante vous font dévaler les niveaux vertébraux jusqu’au mers englouties sous les couches les plus basses de votre inconscient, jusqu’à la zone entièrement nouvelle de la psyché neuronique. C’est le transfert lombaire, la mémoire biopsychique totale. Nous nous rappelons authentiquement ces marécages et ces lagunes. Au bout de quelques nuits, les rêves ne vous effraieront plus, malgré leur horreur superficielle. »

Ainsi, l’état psychique de l’être humain s’articule à l’état du monde, mais aussi à son génome, puisque Bodkin traite de « mémoire biopsychique » et associe les rêves à des « niveaux vertébraux », qui constitueraient des couches de l’inconscient. Ces rêves ne sont alors pas des fabrications, mais s’avèrent authentiques, ancrés dans une mémoire génétique lointaine. Cette résurgence d’un passé extrêmement ancien et la vision de formes de vie que l’humanité ne peut avoir connues provoque une forme d’effroi et de vertige chez les rêveurs, ce qui peut rappeler les sentiments des personnages confrontés à un mal extrêmement ancien chez Lovecraft, dans Les Montagnes hallucinées par exemple. Cependant, si Lovecraft s’appuie sur un folklore et des formes de vie imaginaire, Ballard mobilise la rationalisation d’un mécanisme fictif qui concerne des formes de vie réelles.

Les rêves collectifs sont décrits dans le roman et sont marqués par des visions étranges, qui semble fondre l’organisme humain à un environnement (très) ancien.

Tandis que le grand soleil se rapprochait, toujours battant, emplissant presque le ciel, l’épaisse végétation qui longeait les falaises de grès se vit brutalement repoussée pour révéler les têtes – noir et gris pierre – d’énormes lézards du Trias. Paradant jusqu’au bord des pentes abruptes, ils rugirent en chœur, tournés vers l’astre et le vacarme, peu à peu, enfla jusqu’à ne plus faire qu’un avec le martèlement volcanique des explosions solaires. Kerans, qui sentait battre en lui, tel son propre pouls, la puissante attraction hypnotique des reptiles hurlants, s’avança dans la lagune dont les eaux semblaient désormais former une extension de son système sanguin.

Robert Kerans voit ainsi d’« énormes lézards du Trias », c’est-à-dire des dinosaures (oui oui), au sein d’un environnement qui rappelle une époque lointaine. Ces reptiles exercent une fascination sur Kerans, dont le corps semble se confondre avec le lieu au sein duquel il se trouve, ce qui transparaît dans deux comparaisons. L’une rapproche le cri des reptiles au battement « de son propre pouls », l’autre marque une  proximité entre « la lagune » et « son système sanguin ». Le rêve de Kerans semble donc matérialiser les théories de Bodkin, puisque les images suscitées par l’inconscient suscitent des échos physiques et redoublent la résurgence du passé lointain.

Ces mécanismes de résurgence provoquent la fascination des personnages pour le passé, et un figement dans le temps présent, ce que l’on observe dans la résignation de Robert Kerans et de Béatrice Dahl, qui se satisfont du monde englouti et voient comme une aberration le fait que le niveau de l’eau puisse baisser à Londres. Ainsi, Béatrice Dahl, amante de Robert Kerans, refuse de quitter la capitale britannique, et le soldat Hardman finit même par fuir la civilisation pour retrouver un monde sauvage. On remarque d’ailleurs que dans les romans apocalyptiques de J. G. Ballard, les personnages féminins exercent une influence forte sur les personnages principaux et les motivent à partir ou à rester, puisque dans Sécheresse et La Forêt de cristal, Judith Ransom et Suzanne Clair influent sur les déplacements de leurs amants. Le passé proche provoque même le dégoût des personnages, mais je ne peux pas vous en dire plus. Les personnages que l’on suit semblent donc résignés à vivre dans ce nouveau monde, si l’on omet Strangman, une sorte de pirate artiste mégalomane qui cherche à récupérer des œuvres d’art en asséchant Londres (oui oui) pour les collecter ensuite.

Strangman apparaît particulièrement marqué par le carnavalesque, ce qu’on observe dans les célébrations qu’il organise, avec notamment la « Fête des crânes » (je ne vous en dirai pas plus). On peut trouver des équivalents au personnage de Strangman les autres romans apocalyptiques de Ballard, Richard Lomax dans Sécheresse et Ventress dans La Forêt de Cristal.

Le mot de la fin


Le Monde englouti est un roman de science-fiction postapocalyptique de J. G. Ballard dans lequel l’auteur met en scène un monde submergé par les eaux suite à la fonte des glaces liée à des changements brutaux dans le comportement du soleil, qui ont entraîné une dégradation de la couche d’ozone. Le réchauffement climatique et la  montée des eaux entraînent une régression des organismes animaux et végétaux. Chez l’être humain, cette régression devient psychologique, puisque des rêves de l’époque du Trias se généralisent dans la population, ce qui fait écho à une forme de mémoire génétique extrêmement lointaine. Le personnage de Robert Kerans, biologiste dans la ville engloutie de Londres, se trouve confronté à une fascination pour le passé qui le contraint à rester dans la capitale britannique.

J’ai beaucoup apprécié ce roman, et j’ai franchement hâte de vous parler des autres apocalypses de Ballard !

4 commentaires sur “Le Monde englouti, de J. G. Ballard

Laisser un commentaire