The City and The City, de China Miéville

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui montre deux villes séparées de manière surnaturelle. Comme tous les articles consacrés à China Miéville, cette chronique est dédiée à Kat, qui m’a fait découvrir l’auteur et par extension, le New Weird. Encore une fois, mille mercis.

The City & the City, de China Miéville


Introduction


China Miéville est un écrivain britannique né en 1972. Il procède à un mélange des genres littéraires dans nombre de ses romans, pour les faire sortir des clichés de la Fantasy, établis par un certain J. R. R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux, dont il a longtemps contesté l’influence et les positions. C’est également un marxiste convaincu, et ses idées politiques marquent profondément son œuvre. Il est par ailleurs rattaché au courant et à l’esthétique du New Weird (auquel je vais consacrer une thèse), qui prend ses sources dans le « Old Weird », à savoir (entre autres) les récits de H. P. Lovecraft, Clark Ashton Smith, la New Wave de la SF, et des auteurs comme Clive Barker ou Mervyn Peake.

Tous ses romans ou presque ont été nominés ou ont remporté des prix littéraires, tels que le Locus qu’il obtenu 8 fois dans diverses catégories et pour des œuvres différentes (Perdido Street Station, Les Scarifiés, Légationville, The City and The City…), ou le Arthur C. Clarke, pour Perdido Street Station et Le Concile de Fer.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, The City and the City, est originellement paru en 2009, et a été traduit par Nathalie Mège pour Fleuve Éditions, qui a publié le roman en 2011. Depuis 2013, le roman est disponible en poche chez Pocket. Il a gagné les prix Hugo, Locus, World Fantasy, et British Science Fiction.

En voici la quatrième de couverture :

« Deux villes, un seul territoire… Beszel et UI-Qoma se partagent un labyrinthe de rues enchevêtrées, s’ignorant mutuellement. Le passage de l’une à l’autre, un simple regard même, implique l’intervention d’une milice transnationale et omnipotente. Côté Beszel, l’assassinat d’une jeune étudiante en archéologie va mettre le feu aux poudres…

En charge d’une enquête délicate, entre secrets d’histoire et brouillard juridictionnel, l’inspecteur Borlú avance en terrain miné… »

Dans mon analyse du récit, je traiterai de la manière dont China Miéville dépeint une enquête policière au sein d’espaces urbains multiples.

L’Analyse


Beszel, Ul-Qoma, deux villes, une étrange frontière


The City and the City est un roman policier, qui démarre par la découverte du corps de Mahalia Geary, une étudiante, par des inspecteurs de la ville de Beszel, parmi lesquels se trouve Tyador Borlú, un enquêteur désabusé et plutôt tête brûlée, qui peut rappeler les privés de film noir. Il est accompagné de Corwi, une équipière plus respectueuse des règles, qui contrebalance les impulsions parfois risquées de son supérieur hiérarchique. Le récit relate donc l’enquête de Borlú et Corwi, qui cherchent le meurtrier de Mahalia Geary et son mobile, du point de vue de l’inspecteur, retranscrit à la première personne.

Cependant, on observe rapidement que le monde dans lequel se situe le roman est loin d’être mimétique, bien qu’il se rapproche du nôtre, puisque les personnages citent des événements historiques connus et contemporains tels que la Seconde guerre Mondiale et mentionnent des pays tels que les États-Unis ou des capitales tels que Paris ou Moscou. Cet aspect non-mimétique du roman s’observe à la toute fin du premier chapitre, qui rompt (sans mauvais jeu de mot) une scène d’exposition classique de roman policier avec un élément surnaturel.

Une vieille dame s’y éloignait lentement, d’un pas bancal, pataud. Elle a tourné la tête vers moi. Comme sa démarche m’avait frappé, j’ai croisé son regard. Voulait-elle me dire quelque chose ? D’un coup d’œil, j’ai évalué sa tenue, sa façon d’avancer, de se tenir, de me fixer…
Un sursaut violent : je m’étais rendu compte qu’elle n’était pas du tout sur GunterStrász, et que je n’aurais jamais dû la voir.
Aussitôt, mortifié, je me suis détourné, et elle m’a imité. J’ai levé le front vers un avion en dernière phase de descente. Au bout de quelques secondes, j’ai à nouveau regardé, en évisant la vieille dame qui s’éloignait d’un pas lourd. J’ai scruté avec soin, non pas elle et sa rue étrangère, mais les façades toutes proches, déshéritées et autochtones, de notre GunterStrász.

Ce dernier passage du premier chapitre montre l’émergence progressive d’une altérité transgressive pour Borlú. Il commence en effet par un imparfait descriptif qui montre une situation a priori anodine, le déplacement d’un personnage. Cependant, l’attitude de Borlú nous fait comprendre que le fait qu’il aperçoive cette « vieille femme » n’a rien d’anodin, comme en témoignent son « sursaut violent » et sa prise de conscience. On observe ainsi que la vieille dame appartient à un monde « étranger », qu’il convient « d’éviser » (« unsee » en VO) pour se concentrer sur son propre monde, représenté ici par « GunterStrász ». On remarque donc une opposition entre l’étranger et « l’autochtone » qui marque l’aspect surnaturel du roman de China Miéville.

En effet, The City and The City décrit deux villes qui se chevauchent et occupent plus ou moins les mêmes espaces séparés par une magie, Beszel et Ul Qoma, et dont les habitants doivent absolument s’éviter sous peine de déclencher l’intervention de la Rupture, une instance dotée d’une autorité supérieure et de pouvoirs surnaturels. L’auteur décrit une structure sociale très rigide, qui passe par des actes et des pratiques très codifiées, marquées par des mots-fiction merveilleusement rendus en français par Nathalie Mège. Ainsi, afin de s’éviter, les habitants de Beszel et d’Ul Qoma doivent s’éviser, c’est-à-dire éviter du regard jusqu’à ne pas voir ceux qui ne viennent pas de la même ville qu’eux, inouïr le bruit des rues et les propos qu’ils pourraient entendre. Les deux verbes, en VO comme en VF, sont construits par dérivation préfixale, en ajoutant un préfixe privatif qui permet de montrer que les habitants des deux villes doivent éduquer leurs sens à percevoir leur ville, mais aussi à ne pas percevoir celle dans laquelle ils ne vivent pas. Par ailleurs, ils doivent « respecter le tramage » de leurs villes respectives, c’est-à-dire ne pas en franchir les limites. Certaines zones sont ainsi « plénières » d’un côté et « alters » de l’autre, certaines rues sont « tramées », ce qui signifie que les deux villes occupent leur espace. Un adverbe, « brutopiquement », désigne la proximité physique de lieux situés à Beszel et Ul Qoma. Ces mot-fictions font émerger l’étrangeté des deux villes, mais aussi les codes que doivent suivre les citoyens, ancrés profondément dans leur éducation pour ne pas rompre. Le point de vue de Borlú montre d’ailleurs les automatismes physiques développés par les ressortissants de Beszel et Ul Qoma, au contraire des étrangers dont le manque d’éducation spécifique peut les conduire à rompre. Le surnaturel déployé par l’auteur s’illustre alors complètement dans la géographie urbaine qu’il décrit.

Les deux villes se trouvent donc dans en opposition, ce qui fait que leurs habitants ignorent complètement leurs proches voisins, tout en cultivant certaines idées reçues. L’auteur décrit deux environnements différents, avec d’abord une fracture linguistique, puisque les citoyens de Beszel parlent le « besz », tandis que ceux d’Ul Qoma emploient « l’illitan ». Cette différence linguistique s’illustre par exemple dans la manière de nommer les forces de l’ordre dans les deux villes, avec « policzai » pour Besz et « militzya » pour Ul Qoma. Beszel se rapproche d’une capitale post-soviétique, avec son architecture vétuste et les technologies qu’elle emploie, telles que des VHS (oui oui).

Après l’avoir tapoté, il m’a jeté l’un des plis posés devant lui. Une cassette vidéo. En me désignant le combi télé-VHS situé dans le coin de son bureau. L’image s’est affichée, mauvaise, sépia, constellée de parasites. Il n’y avait pas de son. […]
— C’est pris où ? Cette image est merdique.

— Beaucoup moins que si c’était une des nôtres – c’est là l’ennui, d’ailleurs.

La technologie utilisée par les autorités apparaît ainsi dépassée. À l’inverse, Ul Qoma apparaît bien plus moderne, bardée de néons omniprésents qui causent de la pollution lumineuse et constituent une forme de « vandalisme architectural » et dotée d’un métro, par exemple. Le rôle des deux villes dans l’Histoire et la géopolitique s’avère aussi différent, puisque Borlú évoque par exemple le fait qu’Ul Qoma a soutenu les forces de l’Axe pendant la Seconde guerre Mondiale, mais aussi que la ville se trouve sous blocus américain, ce qui tend à freiner sa croissance. On peut également noter qu’Ul Qoma est dirigée par un président unique, sans aucun autre parti politique autorisé, qui s’ouvre néanmoins (ou fait semblant) aux idées nouvelles, et notamment si celles-ci prônent le libéralisme économique. Ainsi, malgré un passé sans doute commun, comme en témoignent les vestiges archéologiques de « l’ère Préliminaire », les deux villes se trouvent en rivalité sur la scène internationale.

— Allons. Ça va basculer dans l’autre sens, comme toujours. Le mouvement est déjà enclenché.

— Nos foires expos ? La commisération nous vaut quelques miettes d’investissements, mais à mon avis, vous resterez la louve dominante un sacré moment.

— N’oubliez pas le blocus !

— Vous avez l’air de vous en dépatouiller pas trop mal. Nous, Washington nous adore, mais la seule preuve qu’on en a, c’est qu’ils nous inondent de Coca Cola.

Ul Qoma est perçue comme la plus riche des deux cités, comme le montre son surnom de « louve dominante », malgré le blocus des États-Unis. Au contraire, Beszel semble soutenue au moins en façade par les américains, qui exercent alors leur soft power sur la ville par le biais d’une boisson bien connue. Les deux cités-états s’opposent alors dans leurs rapports avec les États-Unis.

Le rapport des deux villes au reste du monde est marqué par l’étrangeté d’une situation géographique, politique et judiciaire uniques. Ul Qoma et Beszel disposent d’un Conseil de Surveillance, chargé de statuer sur les rapports entre les deux villes, mais aussi sur l’invocation de la Rupture, l’instance qui empêche les contacts directs entre les habitants des deux villes. Cette dernière apparaît comme un pouvoir supraétatique, autoritaire et coercitif, puisque c’est à cause d’elle et de la crainte qu’elle suscite que les citoyens sont conditionnés à éviser ou inouïr. La peur de la Rupture, en tant qu’acte comme en tant qu’autorité surnaturelle constitue alors une source d’aliénation physique et spatiale, qui dépossède les individus de l’espace urbain. À ce titre, on peut la rapprocher de la milice de Nouvelle Crobuzon décrite dans les romans de Bas-Lag, Perdido Street Station, Les Scarifiés et Le Concile de Fer. Néanmoins, si la milice sert un état et constitue le bras armé de la Mairie de Nouvelle Crobuzon, la Rupture ne semble servir qu’elle-même.

Sans rentrer dans les détails, l’enquête de Borlú met en lumière les agissements de factions extrémistes dans les deux villes, à savoir les « unifs », pour unificationnistes, qui souhaitent une union de Beszel et d’Ul Qoma. À l’inverse, les « Vrais Habitants » sont des nationalistes qui voudraient fermer leurs villes respectives. Ces deux factions sont liées à la mort de Mahalia Geary, qui travaillait sur les possibles liens entre les deux cités et s’est attirée des ennuis. Le récit montre alors que l’archéologie et les recherches scientifiques peuvent devenir d’épineux problèmes politiques et sociaux.

Le mot de la fin


The City and The City est un roman policier teinté de surnaturel de China Miéville, dans lequel l’auteur décrit deux villes, Beszel et Ul Qoma, dont les espaces urbains se chevauchent. Leurs habitants ont interdiction d’entrer en contact, et sont donc conditionnés à s’éviter du regard, sous peine de se voir emportés par la Rupture, une forme d’autorité dotée de pouvoirs surnaturels.

L’enquête de l’inspecteur Borlú, sur les traces du meurtrier de Mahalia Geary, une étudiante en archéologie, montre les différences entre ces deux villes, mais aussi ce qui les gangrène.

J’ai beaucoup aimé ce roman pour son inventivité, et je vous le recommande, plus particulièrement si vous voulez découvrir l’œuvre de l’auteur, parce qu’il est sans doute plus accessible que Bas-Lag, que je préfère néanmoins !

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de China Miéville, Kraken, Perdido Street Station, En quête de Jake et autres nouvelles, Les Derniers jours du nouveau Paris, Les Scarifiés, Le Concile de Fer, Celui qui dénombrait les hommes

14 commentaires sur “The City and The City, de China Miéville

  1. Merci pour cette chronique. J’avais beaucoup aimé aussi, et c’est en effet une porte d’entrée vers l’auteur avec Lombres, mais qui est plus jeunesse.
    C&C est vraiment l’oeuvre qui scelle sont obsession pour l’objet urbain je trouve.

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  2. J’avais adoré ce roman. En même temps, c’est « ma came », un thriller, de la SF et de l’originalité !

    Il faudrait que je poursuive ma découverte de l’auteur dont je n’ai lu que Légationville, une autre réussite sur des thèmes complétement différents.

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  3. J’ai adoré tous les romans de l’auteur sur le Bas-Lag mais je suis complètement passée à côté de celui-ci que je n’ai même pas terminé :s J’ai trouvé le tout original mais trop alambiqué et trop froid.

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