Merfer, de China Miéville

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman ferroviaire de China Miéville. Cette chronique est dédiée à Kat, qui m’a fait découvrir l’auteur.

Merfer, de China Miéville


Introduction


China Miéville est un écrivain britannique né en 1972. Il procède à un mélange des genres littéraires dans nombre de ses romans, pour les faire sortir des clichés de la Fantasy, établis par un certain J. R. R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux, dont il a longtemps contesté l’influence et les positions. C’est également un marxiste convaincu, et ses idées politiques marquent profondément son œuvre. Il est par ailleurs rattaché au courant et à l’esthétique du New Weird (auquel je vais consacrer une thèse), qui prend ses sources dans le « Old Weird », à savoir (entre autres) les récits de H. P. Lovecraft, Clark Ashton Smith, la New Wave de la SF, et des auteurs comme Clive Barker ou Mervyn Peake.

Tous ses romans ou presque ont été nominés ou ont remporté des prix littéraires, tels que le Locus qu’il obtenu 8 fois dans diverses catégories et pour des œuvres différentes (Perdido Street Station, Les Scarifiés, Légationville, The City and The City…), ou le Arthur C. Clarke, pour Perdido Street Station et Le Concile de Fer.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Merfer, originellement publié en 2012, a été traduit par Nathalie Mège pour la collection « Outrefleuve » de Fleuve Éditions, qui a publié la version française en 2016. Il a par la suite été repris en poche chez Pocket Imaginaire en 2017. Merfer a remporté le prix Locus du roman pour la jeunesse.

En voici la quatrième de couverture :

« La Merfer. Elle recouvre l’essentiel de ce monde. Son dense réseau de rails, auquel on ne connaît ni début, ni fin, est la seule voie pour les hommes sur une terre devenue propriété d’un bestiaire terrible et fantastique.

Parmi ces créatures, la plus formidable de toutes, la gigantesque taupe albinos : Jackie La Nargue. Et à ses trousses, le Mèdes, un train taupier mené par la capitaine Picbaie qui traque la bête telle une obsession.

À ses côtés, le jeune orphelin Sham découvre l’univers de la chasse qui le mènera à ce train déraillé et au mystère caché dans ses entrailles. Il y fera une trouvaille énigmatique qui le conduira dans la plus folle des expéditions, jusqu’au bout de la Merfer, là où vivent les anges… »

Dans mon analyse du roman, je montrerai que China Miéville transforme les codes des romans maritimes dans le cadre d’une narration postmoderne.

L’Analyse


Du sable et des voies, des trains et des taupes


Merfer constitue une subversion du roman maritime qui s’opère d’abord, puisque les océans n’existent pas (ou plus ?) et sont en fait des déserts au milieu desquels se trouvent des pays et des cités-états. L’environnement maritime devient alors un environnement ferroviaire avec un vocabulaire spécifique inspiré du jargon des marins. Ce basculement d’univers de référence s’observe dès le titre du roman, qui nomme l’univers fictif, puisqu’il s’agit d’un mot-fiction formé à partir de « mer » et de « fer », comme ferroviaire, puisqu’il traduit « Railsea ».

Les équipages des trains sont alors nommés les « traîneux », auxquels on attribue différents postes, tels que « serre-freins », « aiguilleurs », mais aussi « harponneurs » dans le cas des trains de chasse. L’étrangeté du roman apparaît alors par le retrait total de l’environnement maritime et aquatique, supplanté par la terre et les souterrains, puisque les pays et les cites états ne sont plus que des îlots au sein d’un désert de roche et de terre reliés par des milliers de kilomètres de voies ferrées.

Le monde dépeint par China Miéville constitue donc un changement d’univers de référence de par son moyen de transport majoritaire, le train, mais aussi par ses croyances qui sous-tendent un changement dans les connaissances et les croyances collectives, puisque les arbres sont vus comme de la « matière transsubstantielle » qui sont les « fantômes des traverses » des trains (oui oui). Ce changement d’univers de référence s’observe sur le plan linguistique, à travers l’emploi de l’esperluette (« & ») pour dire « et ».

L’humanité a appris à chevaucher le rail & ce déplacement nous a faits tels que nous sommes, peuple ferromaritime. Les voies de la Merfer vont partout, si ce n’est directement d’un point à un autre. Elles sont toujours en lacet, en croisements, en spirale autour & au-dessus de nos propres traces.
Quel meilleur trait de plume que ce « & » pourrait symboliser la Merfer qui relie & sépare toutes terres ? Où la Merfer nous mène-t-elle sinon à ce lieu, & celui-ci, & celui-ci, & celui-ci, & ainsi de suite ? Quelle meilleure incarnation du parcours recourbé des trains ?

L’emploi de l’esperluette est ici commenté par le narrateur, qui affirme qu’elle constitue un symbole du « peuple ferromaritime », qui renvoie à la fois aux univers marins et ferroviaire, dans le fait qu’elle symbolise les voies ferrées, mais aussi « le parcours recourbé des trains ». L’emploi d’un signe (très) peu employé en littérature appuie l’étrangeté du roman et le basculement d’univers de référence, puisqu’il se trouve chargé d’une connotation et d’une symbolique nouvelles, celles d’un monde parcouru par des trains pouvant aller partout ou presque, la quasi-totalité de la Merfer étant recouverte de rails. L’esperluette devient alors le symbole d’une civilisation et de son moyen de locomotion.

Parmi les traineux, et plus particulièrement les trains de chasse, on trouve des équipages dotés de capitaines emblématiques. Ces derniers poursuivent des créatures spécifiques qu’ils appellent leur « philosophie » (oui oui), à laquelle ils rattachent diverses leçons de vie et enseignements (oui oui), à l’image de la capitaine Picbaie. Elle traque en effet une « darboune » (c’est-à-dire une taupe) blanche géante qui lui a arraché un bras appelée Jackie la Nargue, la Taupe aux Nombreux Sens, nommée ainsi parce qu’« elle signifie tout » (oui oui). La chasse d’animaux géants devient alors une quête à la fois physique et matérielle, mais aussi métaphysique, puisque la traque, le combat et le meurtre des philosophies grandit les capitaines, mais aussi les individus qui lisent les récits qui les concernent et écoutent les capitaines en parler. Cependant, cette manière de chasser apparaît comme une manière pour les capitaines de glorifier leurs actes socialement, puisqu’ils se réunissent pour être écoutés par le public. La traque des philosophies participerait alors à la construction d’une forme de société du spectacle. Cette recherche obsessionnelle d’un animal géant et blanc au sein d’immensités désertiques renvoie au roman Moby Dick d’Herman Melville, dans lequel le capitaine Achab cherche le cachalot blanc éponyme qui lui a arraché une jambe par le passé. À noter que Bruce Sterling s’est aussi servi de l’intertexte avec Moby Dick dans son premier roman, La Baleine des sables, dans lequel il met en scène un jeune marin qui se trouve à bord du navire Lunglance, dont le capitaine, Desperandum, est obsédé par les déserts de la planète Nullaqua.

Le monde décrit par China Miéville est postapocalyptique, et abrite des vestiges technologiques d’une guerre qui a vraisemblablement ravagé le monde, appelés « exhume », puisqu’ils sont tirés de la terre, elle-même divisée en plusieurs « strates » plus ou moins dangereuses et propices à la vie humaine et surplombées par « l’outreciel », supposément rempli d’horreurs cosmiques volantes venues d’un autre monde (oui oui) dotées d’une « biologie problématique ». Ces vestiges peuvent constituer des ressources précieuses car il s’avère parfois que ce sont des artefacts technologiques puissants, tels que des dispositifs permettant de géolocaliser une cible précise, ce qui se révèle fort utile pour un capitaine en quête de sa philosophie, par exemple.

Merfer entre par ailleurs en résonance avec deux autres romans de China Miéville, Le Concile de Fer et Les Scarifiés. En effet, le premier met aussi en scène un environnement ferroviaire. Cependant, là où les « conciliaires » Concile constituent une marge et une révolte politique contre le système impérialiste de Nouvelle Crobuzon, les traineux de Merfer forment une classe sociale à part entière, chargée de transporter biens et informations, dont la charge et les revendications politique se trouvent amoindries, puisque même les pirates peuvent se trouver au service des états.

Dans Les Scarifiés, China Miéville met en scène un périple maritime, celui de Bellis Frédévin, qui se retrouve à bord d’Armada, une cité pirate constituée de navires dirigée par des jumeaux, appelés les Amants, qui cherchent à atteindre le « Bord du monde » afin d’utiliser les pouvoirs de la « Balafre », un mystérieux gouffre d’où s’échappent des probabilités dont ils comptent se servir (oui oui). Les deux romans ont donc en commun le fait de mettre en scène une fratrie d’explorateurs cherchant à résoudre une énigme à propos de leur monde par l’exploration de celui-ci. On remarque par ailleurs que le thème du double semble assez fréquent dans l’œuvre de l’auteur, puisqu’il est largement exploré dans ces deux romans, mais aussi dans Légationville, qui met en scène des jumeaux configurés pour ne former qu’un seul individu et ainsi parler une langue extraterrestre.

L’exhume constitue un vecteur d’étrangeté puisqu’elle communique des informations sur le niveau technologique de l’ancien monde, mais aussi ce qui a pu le conduire à sa perte, avec une surindustrialisation et une guerre de compagnies privées pour le contrôle des rails et des voies de chemins de fer.

Le roman de China Miéville décrit un voyage initiatique, celui du jeune mousse Sham Ap Soorap, qui souhaite partir à l’aventure jusqu’au bout du monde pour donner un sens à sa vie, puisqu’il n’est pas véritablement fait pour être assistant médical à bord d’un train, ce dont il se rend compte à bord du train de la capitaine Picbaie, le Médès. Le lecteur suit par ailleurs Caldero et Caldera Shroake, deux orphelins qui poursuivent les travaux de recherche de leurs parents disparus. Ces derniers se trouvaient en route pour le bout du monde, qui semble complètement étranger parce que les « platographies » qui en ont été faites montrent un sol qui ne comporte pas de rails, ce qui signifie qu’il est complètement détaché de la Merfer, où ils sont omniprésents. Cette zone géographique constitue alors un lieu d’étrangeté mythique presque inconcevable pour les personnages, qui pensent que tout est relié par les voies ferroviaires, ce que montre l’affirmation « Il n’y a RIEN au-delà des rails ». Ce fait et cette pensée constituent quant à eux des éléments d’étrangeté pour le lecteur de par ce qu’ils disent de la nature d’un monde qui n’est pas le sien. Merfer met alors en scène deux initiations qui s’effectuent par le biais de l’exploration du monde, celle de Sham et celle des Shroake, confrontés à l’hostilité du monde et les dangers qu’il comporte, notamment les créatures monstrueuses traquées par les capitaines et les trains de chasse.

Le roman montre donc des scènes de chasse qui font la part belle au gigantisme et à la monstruosité des créatures traquées, à l’image de Jackie la Nargue, dont les apparitions sont majestueuses et donnent lieu à des scènes d’action et de tension impressionnantes.

Cette colline couverte, non pas d’une herbe claire, blanchie par le givre, mais de poils.
La colline jaune grogna. Elle frémit.
Elle gronda.
Tressaillit, bascula & des nodules & des nodosités tuftées se déplacèrent sur elle. Tandis qu’un grand claquement s’élevait tout autour, un bruit de mâchoires, de dents se refermant & une exhalaison rauque, animale.
La colline ouvrit des yeux pleins de malice. […]
& avec violence & brusquerie, la terre branla, & les oiseaux se mirent à brailler aussi fort que l’équipage & la colline ne fut plus une colline mais le flanc & le dos colossaux, bossus, de Jackie La Nargue, la taupe livide. & ça rauqua, ça abattit des crocs baveux gros comme des arbres & ça plongea dans un mouvement épouvantable si énorme que le monde & le temps mêmes semblèrent se déformer tandis que se déplaçaient d’innombrables tonnes de chair, de muscle malveillant & de peau cadavéreuse. & sur un regard rouge presque aveugle mais fort terrifiant, la bête s’éleva un instant avant de piquer droit vers les profondeurs, laissant derrière elle la dévastation, rails tordus, traverses fendues & une fosse aux bords frémissants.

Cette description de l’apparition de Jackie la Nargue est placée sous le signe de la terreur et de l’hyperbolisation de la créature, par le biais de comparaisons à des éléments naturels gigantesques personnifiés, de même que les parties de son corps, à l’image de ses « crocs ». Elle est d’abord vue comme une « colline », ce qui témoigne à la fois de sa taille mais aussi d’une préparation de la révélation de son identité. L’enchaînement des verbes d’action montre quant à lui toute la dangerosité de la créature, qui transparaît de manière brutale dans un adynaton, c’est-à-dire une hyperbole inconcevable, « un mouvement épouvantable si énorme que le monde & le temps mêmes semblèrent se déformer ». Jackie la Nargue apparaît alors comme une créature monstrueuse et dangereuse, capable de faire d’innombrables dégâts matériels et humains.

Le narrateur de Merfer intervient très fréquemment au cours des chapitres pour jouer explicitement avec le lecteur et avec l’acte narratif, que l’on observe dans les commentaires sur les personnages et leur destin, mais aussi sur le choix et l’ordre des points de vue qui se succèdent dans le récit.

Au moins, ils purent continuer leur trajet, sous une nuit énorme, dans les profondeurs de laquelle les prédateurs de l’outreciel se faisaient entendre. Les Shroake…
… mais minute. À la réflexion, ce n’est pas le moment de parler des Shroake. En cet instant, il arrive ou va arriver trop de choses à Sham ap Soorap.
Comprenez, il vient de mander son amie poilue à petites ailes. Notre ex-jeune ensanglanté & ci-devant piètre apprenti médecin soupirant après l’exhume est maintenant prisonnier à bord d’un train pirate.
Ce train-ci, celui de notre histoire, ne peut, ne doit pas dévier de cette voie qui emporte Sham à son corps défendant.
Les Shroake, plus tard. Sham est aux mains des pirates.

Dans cet extrait, le narrateur interpelle directement son lecteur, interrompt son récit qui prend le point de vue des Shroake et décide de changer de point de vue pour suivre Sham, en raison de ce qui « arrive » au personnage. Il joue alors avec la forme de son récit dont il a conscience lorsqu’il donne des informations sur l’univers fictif, et le compare à un « train » (il emploie même le terme de « train-histoire ». Le roman s’ancre d’ailleurs dans une forme de postmodernisme, puisque le narrateur exhibe son récit comme une construction artificielle qui découle de choix artificiels.

Le ciel a deux strates, & quatre le monde. Aucun secret là-dedans. Sham le savait, ce livre le sait & vous le savez aussi.

La mise en scène explicite du récit comme étant un « livre » montre que le narrateur connaît son propre dispositif narratif, qu’il est d’ailleurs amené à commenter de manière métafictionnelle.

Parmi ces récits, certains parlent d’en raconter d’autres. Étrange passe-temps. Qui se mord la queue, en apparence, & où l’on peut se perdre sans peine, comme une image dans laquelle est incrustée une plus petite version d’elle-même, laquelle en contient une à son tour, et ce à l’infini. De tels phénomènes ont un nom : on les appelle des mises en abyme.
Nous venons de voir le récit d’un récit. Racontez-le à votre tour, une nouvelle fois, & naîtra le récit d’un récit dans un récit. Vous serez en route vers cet abyme, un abîme abyssal.

Toutes ces interventions du narrateur conduisent à une forme d’hyperbolisation du discours narratif qui se commente et se met lui-même en scène.

Le mot de la fin


Merfer est un roman d’aventures ferroviaires au sein d’un monde postapocalyptique de China Miéville, dans lequel l’auteur transpose les codes des romans maritimes tels que Moby Dick, auquel il rend hommage, dans un univers où les îlots de civilisation sont reliés par des voies de chemin de fer qui constituent les vestiges d’une guerre qui a radicalement changé la nature du monde. Les équipages de traineux et leurs capitaines remplacent alors les marins et leurs obsessions, avec notamment la chasse de créatures géantes issues d’un bestiaire original.

À travers les points de vue de jeunes personnages partis en quête des mystères du monde, Sham Ap Soorap, Caldera et Caldero Shroake, qui cherchent à atteindre la partie du monde où les rails s’arrêtent, China Miéville décrit un univers étrange, appuyé par une narration postmoderne, avec des interventions fréquentes du narrateur vis-à-vis de son dispositif narratif.

Si vous souhaitez découvrir un roman qui mêle imaginaire et univers ferroviaire, ou explorer l’œuvre de China Miéville, je vous recommande ce roman !

Vous pouvez également consulter les chroniques du Chien critique, Appuyez sur la Touche Lecture, C’est pour ma culture, Les Chemins de Katovar

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’auteur, Kraken, Perdido Street Station, En quête de Jake et autres nouvelles, Les Derniers jours du nouveau Paris, Les Scarifiés, Le Concile de Fer, Celui qui dénombrait les hommes, The City and the city, Le Roi des Rats, Légationville

Publicité

Un commentaire sur “Merfer, de China Miéville

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s