Eurydice Déchaînée, de Melchior Ascaride

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler du premier roman d’un illustrateur dont j’adore le travail.

Eurydice Déchaînée, de Melchior Ascaride


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Les Moutons Électriques. Je remercie chaleureusement Erwan Cherel pour l’envoi du roman !

Melchior Ascaride est le graphiste principal des Moutons Électriques. Il réalise ainsi les couvertures des romans, essais, et recueils qui paraissent chez cet éditeur, ainsi que leurs illustrations intérieures. Il est également le directeur des Saisons de l’Étrange, une maison d’édition qui publie des récits marqués par la culture pulp et les films de série B.

Il a publié Tout au milieu du monde et Ce qui vient la nuit en collaboration avec Mathieu Rivero et Julien Bétan, et Désolation avec Jean-Philippe Jaworski dans la Bibliothèque Dessinée des Moutons Électriques. Cette collection accueille d’ailleurs Sunk de Sabrina Calvo, Fabrice Colin et Arnaud Crémet, que je vous recommande chaudement. Eurydice Déchainée, paru dans la même collection en 2021, est son premier roman graphique écrit et illustré seul.

En voici la quatrième de couverture :

« Orphée n’a pas pu ramener Eurydice des Enfers. Ou n’a-t-il pas voulu ? Trahie par son époux, abandonnée à la merci d’Hadès et aux ténèbres du sous-monde, la dryade n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Défiant monstres et dieux, Eurydice débute une odyssée dans l’au-delà afin d’accomplir ce qu’aucun mortel n’a jamais réussi, s’échapper du séjour des morts. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont l’auteur réécrit le destin de la figure mythique d’Eurydice.

L’Analyse

 
Eurydice déchaînée, Eurydice libérée

Comme la quatrième de couverture l’indique, le roman de Melchior Ascaride constitue une suite et une réécriture du mythe d’Orphée et Eurydice (à noter que si vous vous intéressez au personnage d’Orphée, vous pouvez lire Le Dernier chant d’Orphée de Robert Silverberg). Une suite parce qu’il se déroule après l’abandon d’Eurydice aux Enfers par Orphée, mais une réécriture parce que l’auteur cherche à donner sa revanche et une dimension héroïque à la dryade, abandonnée dans le royaume des morts, à la merci d’Hadès. En effet, Eurydice cherche à se venger d’Orphée, qui l’a empêché de ressusciter, en revenant à la vie, pour retrouver son ancien amant dans le monde des vivants afin de le tuer. Cette volonté vengeresse du personnage nous est transcrite à la première personne et au présent. Eurydice est donc la narratrice de son propre destin, ce qui lui permet déjà de se réapproprier son histoire, qui n’est alors plus contée et mise en vers par l’homme qui l’a abandonnée. Le ton d’Eurydice se fait d’ailleurs tranchant lorsqu’elle s’adresse en pensée à Orphée.

Compose tes vers, langue de crapaud, bientôt ils te dévoreront.

La paranomase employée ici montre de manière claire le sort que la nymphe réserve au poète ainsi que la manière dont elle le perçoit. Eurydice n’est donc plus soumise aux caprices des hommes et devient un agent du changement, de la revanche de femmes meurtries par une tyrannie patriarcale.

Tu entends Hadès ! Je refuse la Moïra ! Je ne suis pas ici par un caprice des étoiles, mais par la faute d’Aristée. Et je ne m’en échapperai jamais par la faute d’un seul homme, Orphée. Ois ma voix depuis les abysses chtoniens, ô chantre du mensonge. Que mon cri perce la nuit infinie et fasse taire ta lyre !

Eurydice refuse donc le déterminisme de la moïra, explicitement nommée puis désignée par l’expression « caprice des étoiles », en nommant les deux coupables humains, de son enfermement aux Enfers, à savoir Aristée et Orphée, qui ont commis des « fautes ». Le second est d’ailleurs condamné par les deux dernières phrases à valeur d’impératif, qui marquent la volonté d’Eurydice de faire entendre sa voix et sa colère qui condamnent l’oppression des femmes par les hommes.

Le style adopté par Melchior Ascaride est élevé et solennel, ce qui correspond à la gravité de son récit et du personnage qu’il met en scène. Il mobilise également des mots et notions culturelles de la Grèce antique, avec tout d’abord la moïra, à laquelle s’oppose Eurydice. Ce mot désigne le destin prédéterminé par les forces du monde, et constitue un équivalent au fatum latin qui préside les tragédies antiques, puis classiques. L’auteur fait de la moïra une force contraignante pour les femmes, forcées de l’accepter et de s’y soumettre, même si celle-ci implique leur mort, ce qui renforce l’inertie d’un système de domination masculin. Il convoque également la moutza, un geste insultant (et qui l’est encore aujourd’hui en Grèce), effectué en désignant de sa paume un individu, que l’on maudit pour cinq générations, et dix si elle est effectuée avec les deux mains (oui oui), par laquelle le personnage de Persée maudit son propre père, Zeus, pour contester son autorité. Melchior Ascaride montre également toute l’ironie de certaines épithètes liées aux dieux. Ainsi, Hadès est qualifié d’eubouleutes, ce qui signifie « de bon conseil », alors que le récit et les mythes montrent qu’il n’hésite pas à manipuler ou à mentir pour parvenir à ses fins.

Les figures mythologiques masculines sont ainsi désignées comme des coupables à punir. En effet, Melchior Ascaride questionne la portée et la réception des mythes de la Grèce antique, dans lesquels les femmes sont toujours perdantes et périssent de la main des hommes, quand ils ne cherchent pas à les agresser sexuellement (tout écho avec des faits d’actualité récents seraient évidemment fortuit). Eurydice croise donc d’autres personnages mythologiques féminins au sein des Enfers, avec par exemple les Danaïdes ou Perséphone, qui mettent en évidence la culpabilité des figures masculines, notamment celle des cousins des Danaïdes ou d’Hadès, mari (et oncle) de Perséphone. Sans rentrer dans les détails, ces figures féminines deviennent agentes de leur destin grâce à l’action et l’influence d’Eurydice, qui les libère de leurs tortionnaires et de leur prison. Elles dépassent donc leur statut de martyres de la mythologie pour reprendre le pouvoir.

Les personnages masculins sont alors mis à distance et leur grandeur dévaluée, représentées comme des coupables qui se moquent de leurs crimes, comme Hadès ou Orphée, ou monstrueux comme Eurynomos, qui dévore littéralement la mémoire des morts. Le devin Tirésias se trouve quant à lui genré au féminin, tandis que Persée est montré comme exilé et rongé par la culpabilité d’avoir tué Méduse à cause de manipulations divines. Il est ainsi le seul personnage masculin à ne pas subir la colère d’Eurydice, d’une part parce qu’il se repentit, mais aussi parce qu’on peut le considérer comme une victime.

Comme tous les ouvrages publiés dans la Bibliothèque Dessinée, Eurydice Déchaînée joue avec le graphisme et fait interagir les (magnifiques) illustrations avec le texte littéraire. Le roman de Melchior Ascaride dispose ainsi de passages lors desquels le texte doit être lu à la verticale, ce qui nécessite de retourner l’objet livre.

Les illustrations complètent et prennent en charge la narration, lors de scènes d’actions ou montrer les mouvements d’Eurydice. Elles permettent aussi de décrire l’environnement glacé et hostile des Enfers. À ce titre, l’auteur affirme en interview avec ActuSF que la bichromie bleu/noir lui permet d’exprimer l’obscurité qui règne dans l’Hadès.

Par ailleurs, la narration fonctionne parfois grâce au graphisme, qui permet des ellipses, et donc une économie narrative, mais aussi de marquer la violence de certaines scènes.

Le mot de la fin


Eurydice Déchainée est un roman graphique de Fantasy écrit et illustré par Melchior Ascaride. L’auteur met en scène le personnage d’Eurydice, révoltée contre Orphée qui l’a laissée aux Enfers, et contre les hommes et la domination qu’ils exercent sur les femmes. Le roman interroge donc la misogynie à l’œuvre dans les mythes grecs antiques et donne le parole et le pouvoir aux figures féminines opprimées, au moyen d’un texte et d’illustrations soignées !

Si vous vous intéressez aux réécritures de mythes et au travail de Melchior Ascaride, je vous recommande Eurydice Déchaînée !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Boudicca, Outrelivres, Laird Fumble, Célindanaé

5 commentaires sur “Eurydice Déchaînée, de Melchior Ascaride

Laisser un commentaire