Kalpa Impérial, d’Angélica Gorodischer

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un recueil de nouvelles assez singulier, écrit par une plume qui m’a touché.

Kalpa Impérial, d’Angélica Gorodischer

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Introduction

 

Angélica Gorodischer est une autrice argentine de de science-fiction et de fantasy née en 1928. Elle est l’une des autrices de SFF de langue espagnole les plus reconnues au monde, comme en témoigne son prix World Fantasy, reçu en 2011 pour l’ensemble de son œuvre, ou son prix Dignité de l’Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme, reçu en 1996 pour son action en faveur du féminisme. On peut également noter que les nouvelles qui composent Kalpa Impérial ont été traduites en langue anglaise par… Ursula Le Guin. La classe, non ?

Le recueil dont je vais vous parler aujourd’hui, Kalpa Impérial, est originellement paru en Argentine en deux volumes, en 1983 puis en 1984, après la dictature argentine, sous les titres Kalpa Imperial I : La Casa del poder et Kalpa Imperial II : El imperio más vasto.  En version française, le recueil a été traduit par Matthias de Breyne (je vais désormais m’efforcer faire figurer les noms des traducteurs dans mes chroniques) et publié par les éditions La Volte en 2017.

En voici la quatrième de couverture, qui est très évocatrice :

« Kalpa Impérial paraît juste après la dernière dictature argentine en 1983 pour des raisons de censure : comme de nombreux livres argentins de cette époque, il n’aurait pu être publié en cette période trouble. Sa poésie, son onirisme en font un exemple parfait de la littérature argentine, de son style, de sa force, de son originalité et de sa personnalité.
Au fil d’un récit caustique et ubuesque (souvent on pense à Alfred Jarry), mais aussi fantastique (à la manière des Villes invisibles d’Italo Calvino), ce conte, cette fable, ce roman tissé d’histoires narre les naissances et les chutes d’un empire : « l’Empire le plus vaste qui ait jamais existé ».
Kalpa Impérial (« Empire Infini »), c’est un vertige, une valse macabre qui tourne et tourne et ne trouve de fin que dans le début d’une nouvelle danse. C’est un livre universel au sens premier – universel et visionnaire, contant l’Histoire de notre société sans jamais la nommer.
C’est la folie, l’ignominie, l’absurdité et la beauté du monde. Ne citant aucune des dictatures qui sont pourtant sous nos yeux, il nous parle de la domination de certains pays européens et nord-américains sur le reste du monde, et cependant n’en parle pas. Universel et surtout actuel, puisqu’il évoque les crises migratoires, le despotisme, la famine, la politique, le pouvoir, la liberté… Et parce qu’il traite d’écologie, de ces villes végétales qui commencent tout juste à germer dans nos sociétés modernes. Même s’il n’en est rien, nous avons à sa lecture le sentiment que ce livre est notre contemporain. »

Mon analyse évoquera dans un premier temps la mise en scène de la parole conteuse par l’autrice, puis je vous parlerai de l’univers et de la narration dans Kalpa Impérial. Je tiens à préciser que, comme à chaque fois que je vous parle d’un recueil, je ne vous parlerai pas des nouvelles une par une, mais j’essaierai plutôt de vous donner une vision d’ensemble du recueil.

 

L’Analyse

 

Les Histoires des conteurs de contes

 

Toutes les nouvelles de Kalpa Impérial mettent en scène un récit encadrant, à travers un personnage de « conteur de contes », qui raconte oralement l’Histoire du « plus grand Empire que le monde ait connu » à un auditoire. Cet encadrement est donné de manière explicite, puisqu’il est fait mention d’un personnage de « conteur de contes » dans tous les récits, qui commencent tous par la formule « le narrateur dit », sauf dans le cas du dernier, « La vieille route de l’encens ». Le récit encadrant s’observe également dans le fait que le narrateur situe en général l’époque de son récit en évoquant l’Empereur régnant au moment de la diégèse, en situant sa dynastie (le début de celle des « Voronsides » pour « Portrait de l’Empereur », la fin de celle des « Orobèlès » dans « Les deux mains », les « Hevrontes » dans « La fin d’une dynastie ou l’Histoire naturelle des furets ») et son nom, pour pouvoir donner un cadre précis. Différentes époques sont ainsi mises en scène dans le recueil, ce qui donne une vision à la fois fragmentée et large, qui montre que l’Empire semble omniprésent, quel que soit l’Empereur (ou l’Impératrice) qui se trouve à sa tête.

Angélica Gorodischer joue également avec la parole conteuse dans les interruptions ou les interventions du narrateur dans son récit, notamment lorsqu’il introduit explicitement des personnages (« Et c’est ici que font leur apparition certains personnages qui jusqu’à présent étaient restés à l’écart du cours des événements », dans « Et les rues vides »), discuter de leur destin, ou encore nuancer les légendes et racontars qui circulent autour d’eux (« La légende dit que ses serviteurs, loyaux et reconnaissants, le prévinrent du danger qu’il courait, et qu’ainsi il put s’échapper. Mes chers amis, si l’on vous raconte cela, n’attendez pas et dites que non, que ça ne se passa pas précisément ainsi, et si quelqu’un ne vous croit pas dites-lui que je vous l’ai affirmé », dans « Tel est le sud »). Les interruptions du récit sont souvent marquées par l’oralité, ce qui montre le récit encadrant, et elles permettent de montrer que le temps peut déformer des faits, et ainsi créer de fausses légendes sur des personnages, ce qu’on peut voir dans « Tel est le sud », « La Fin d’une dynastie ou l’histoire naturelle des furets », « Portrait de l’Impératrice », ou encore « Au sujet des villes qui poussent à la diable », par exemple.

Cette mise en scène de la parole conteuse permet de montrer la puissance et l’importance des récits oraux de cet univers, qui cherchent à transmettre l’Histoire de l’Empire de manière fidèle. L’autrice ajoute aussi une certaine dose d’humour et d’ironie dans la bouche des narrateurs de ses nouvelles, dans les descriptions qu’ils donnent des maladies dont sont atteints les Empereurs, qui sont faites avec un niveau de détails et une emphase qui les tournent en ridicule, notamment celle de « Chaloumell le Chauve » dans « L’Étang », qui a des vertiges et des saignements de nez intenses.

 

Raconter l’Empire

 

L’univers déployé par Angélica Gorodischer semble n’appartenir à aucune temporalité, aucune date n’est donnée et les seuls marqueurs temporels du récit sont les noms des dynasties, dont les successions ne sont pas données au lecteur. Cette absence de temporalité précise semble situer l’Empire dans des temps immémoriaux et mythiques, ce qui expliquerait pourquoi les récits qui le concernent sont retranscrits oralement, à la manière des aèdes antiques, plutôt qu’à l’écrit, bien que des archives soient mentionnées. Cette temporalité mythique peut se révéler assez éclairante au sujet de certains récits qui disposent d’une ambiance aux frontières du fantastique ou d’une certaine fantasy, comme « Tel est le sud », « Premières armes », « Siège, bataille et victoire de Selimmagud » ou « Les deux mains », qui font intervenir une certaine forme onirique de surnaturel.

L’Empire semble donc présent en tous lieux et à toutes les époques, parce que très peu de récits ne parlent de lui. « Portrait de l’Empereur » mentionne ainsi sa chute, puis sa refondation, et les temps d’avant l’Empire sont racontés dans « La vieille route de l’encens », à grands renforts de références au cinéma, à la littérature, et au Beatles, mêlées à des récits semblables à ceux de l’Odyssée, puisqu’on y trouve des personnages appelés « Yeimsdin », « Orsonuéls », « Emabovari » ou « Yonlenon ».

Je terminerai sur la manière dont les conteurs de contes évoquent les Empereurs et les Impératrices, dans la manière dont ils ont agi pour ou contre l’Empire, avec un regard rétrospectif et historique. Le lecteur apprendra ainsi que la dynastie des Heyrontes était rongée par son aspect protocolaire, qui a fini par presque détruire son dernier empereur dans « La fin d’une dynastie ou l’Histoire naturelle des furets », qu’une femme venue des basses couches sociales est devenue la « Grande Impératrice » dans « Portrait de l’Impératrice », ou encore qu’un garçon de village moins superstitieux que ses contemporains a fini par devenir Empereur dans « Portrait de l’Empereur », par exemple. Certaines constantes apparaissent également, avec le fait qu’un bon Empereur succède toujours à un mauvais dont le règne était marqué par un déclin ou une décadence de l’Empire, et dans tous les cas, l’impact qu’ils peuvent avoir sur le monde, en transformant des villes en capitales d’Empire (« Au sujet des villes qui poussent à la diable »).

 

Le mot de la fin

 

Kalpa Impérial dispose d’une ambiance vraiment particulière. Angélica Gorodischer met en scène un Empire conté de manière orale par des narrateurs, qui mettent en avant les forces et les faiblesses des personnages de l’Empire, mais également d’autres de ses habitants, avec une atmosphère qui se rapproche du mythe et de l’onirisme. Les nouvelles du recueil sont également marquées par une réflexion sur le pouvoir du récit et une certaine dose d’ironie, qui soulignent la vacuité de l’Homme devant la mort et devant le temps.

Vous pouvez également consulter les chroniques de Nebal, de Charybde, Anouchka, Bibliocosme

14 commentaires sur “Kalpa Impérial, d’Angélica Gorodischer

  1. Je ne la connaissais pas, honte à moi. Merci pour la découverte, son oeuvre a l’air très riche, puis le fait que ce soit une femme et une sud-américaine donne envie de s’y pencher !

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  2. Je l’ai lu et également chroniqué, c’est une oeuvre absolument grandiose, majestueuse, immense, indispensable. Rien que de repenser par exemple à « Au sujet des villes qui poussent à la diable » ou au « Portrait de l’Impératrice » me fout des frissons. Impression de petitesse devant l’immensité. L’intégrale du Dragon Griaule par Shepard me fait ça aussi.
    Par contre hahaha je suis à côté de la plaque, pas du tout capté les références dans les noms !

    Aimé par 1 personne

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