Le Chant des Fenjicks, de Luce Basseterre

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui traite d’une révolution à l’échelle galactique, avec

Le Chant des Fenjicks, de Luce Basseterre

Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Mnémos, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Luce Basseterre est une autrice de science-fiction française née en 1957. Elle est l’une des fondatrices du Festival des Aventuriales.

Le Chant des Fenjicks, paru en Septembre 2020 aux éditions Mnémos, se situe dans le même univers que La Débusqueuse de mondes, dont je vous ai récemment parlé, mais son intrigue se déroule avant ce roman.

En voici la quatrième de couverture :

« La transhumance galactique des Fenjicks est menacée.

Traqués depuis des millénaires par les Chalecks, ces créatures cosmiques ne servent plus que de taxis vivants à travers l’espace.

Après des années de servitude, leur nombre s’amenuise et leur espèce est menacée d’extinction. Mais leur mystérieux chant silencieux traverse toujours la galaxie. Il porte en lui les notes d’un nouvel espoir : le soulèvement des cybersquales. »

Mon analyse du roman s’intéressera d’abord à la manière dont l’autrice met en scène sa narration et son univers, puis je traiterai des thématiques de l’aliénation et de la révolution.

L’Analyse


Narration et univers


De la même manière que dans La Débusqueuse de mondes, Luce Basseterre fait du Chant des Fenjicks un roman polyphonique, porté par une multitude de personnages, majoritairement non-humains. Ils constituent une majorité de narrateurs, puisque les principales voix qui portent le récit sont Smine Furr, un Félidé du peuple Imbtu, le (ou plutôt li) Chaleck Waü Nak Du, ainsi que trois cybersquales, c’est-à-dire des Fenjicks, des requins vivant dans l’espace transformés par les Chalecks en vaisseau de transport spatiaux, Koba, Alduin et Samtol, qu’on retrouve dans La Débusqueuse de mondes. Toutes ces voix sont transmises au présent et à la première personne, ce qui contribue à l’effet d’étrangeté du roman de Luce Basseterre, qui projette son lecteur dans un monde dont il ne comprend pas immédiatement les règles ou l’univers, qu’il découvre à mesure que l’intrigue progresse. La faible présence de narrateurs humains, qui ne sont représentés que par Patchi, accentue d’ailleurs cet effet d’étrangeté et d’altérité, puisque le lecteur se trouve face à des espèces qu’il ne connaît pas de prime abord.

Cette faible présence humaine, dans les voix narratives comme dans la diégèse permet également de déconstruire un topos récurrent de la SF qui veut que l’humanité ait colonisé l’espace pour s’y retrouver seule ou presque, ce qui est un point de vue anthropocentrique, afin d’opérer un décentrement sociétal. Ce décentrement s’opère aussi par la description de nombreuses espèces non-humaines, avec d’abord les Imbtu qui sont des félidés, les Chalecks et les Yerlings qui sont des reptiles aux apparences très différentes, les Fengeldubbitomîode’n qui sont végétalides, ou encore les Ficus, une espèce capable de reconfigurer son ADN pour se métamorphoser (oui oui), mise en scène à travers l’intrépide et gouailleur personnage de Guèb. A noter qu’au-delà des Fenjicks, l’autrice décrit une autre espèce spatiale, à savoir des tortues cosmiques, qui est probablement un clin d’œil à un certain Terry Pratchett.

L’univers décrit dans Le Chant des Fenjicks dépeint la domination d’une espèce sur une partie de l’univers. En effet, l’Empire Chaleck, qui a colonisé et assujetti plusieurs mondes sans livrer la moindre guerre, en usant d’un pacifisme paternaliste visant à aider diverses sociétés à évoluer, notamment sur le plan technologique et reproductif. On l’observe sur le monde des Imbtus, frappés des problèmes de stérilité que les Chalecks cherchent à résoudre en rendant les Imbtus hermaphrodites. Cependant, et sans rentrer dans les détails, les Chalecks n’apparaissent pas étrangers aux problèmes de stérilité des hommes Imbtus, qui sont par ailleurs totalement dominés par les femmes, au point que la grammaire donne une prévalence au féminin. On remarque que chez les Chalecks, qui sont hermaphrodites, la grammaire utilise des accords neutres, avec l’utilisation du pronom personnel « Iel », du déterminant défini « li », et de l’indéfini « unae » par exemple. Le jeu de Luce Basseterre avec la grammaire témoigne de l’altérité des sociétés qu’elle décrit, à la fois sur le plan social dans le cas des Imbtus, et biologique dans celui des Chalecks.

La société Imbtu, qu’on découvre à travers les yeux de Smine Furr, est donc en proie à un conflit, puisque les femmes défient l’autorité Chaleck pour reprendre un contrôle complet sur leur société et asservir leurs maris, relégués à des postes subalternes et souvent méprisés. Elles préparent donc des attaques plus ou moins violentes à l’encontre de l’empire, notamment en achetant des cybersquales, ainsi qu’en reprogrammant littéralement les hommes de leur espèce pour qu’ils leur soient soumis par le biais de leur « biocom » (j’y reviendrai).

Smine Furr, hacker chevronné et ancien criminel, se trouve pris entre deux feux. Il est employé par des Chalecks pour enquêter sur les révoltées et leur achat de cybersquales, et les femmes Imbtu qui cherchent à le recruter pour leurs projets de révolte. Le personnage souhaite cependant ne pas choisir, et compatit avec les cybersquales exploités par les deux factions alors que ce sont des créatures vivantes. Après sa rencontre avec le cybersquale Koba, Smine est embarqué dans une lutte pour la libération de ceux qui ne sont perçus que comme des moyens de transport. Grâce à Koba et aux autres squales, Smine quitte la société aliénante des Imbtu et se confronte à un univers bien plus vaste, qui dépasse largement ce que peut contenir l’empire Chaleck, avec notamment les « marges » de l’Empire, qui comprend des bases stellaires telles que Sisko, qui apparaît comme un potentiel havre de paix et de tolérance de par son cosmopolitisme et la liberté qu’elle accorde à ceux qui y vivent.

Le point de vue de Waü Nak Du, quant à lui, nous informe sur la société de l’Empire Chaleck, et la manière dont celle-ci est ébranlée par les changements croissants qui surviennent à cause des révoltes qui grondent en son sein et dans ses franges. Luce Basseterre aborde alors, à travers le regard interne de Waü Nak Du, et le point de vue externe des autres personnages, les topoï de la Chute de l’Empire et de la description des crises qui l’agitent, comme dans un certain Fondation, ou dans des récits plus contemporains, à l’image des excellents Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer, ou Un long voyage de Claire Duvivier.

L’Empire Chaleck apparaît en effet secoué parce que son exploitation des Fenjicks, qu’il transforme en cybersquales, est ralentie parce qu’il ne trouve plus de nouveaux spécimens à capturer puis asservir, mais également parce que certaines des IA ces créatures modifiées sont supposément défectueuses, c’est-à-dire qu’elles acquièrent une pleine conscience et se rebellent contre leurs créateurs, comme l’observe rapidement Waü Nak Du lorsqu’il fait la rencontre de Samtol. La révolte des cybersquales, qui est une crise interne de l’Empire, met les Chalecks face à leur exploitation d’une espèce, qu’ils amènent presque à l’extinction, tout en les réifiant avec un argumentaire qui nie leur statut d’espèce sentiente. Les ingénieurs Chalecks affirment en effet que les Fenjicks ne ressentent pas de douleur lors des opérations cybernétiques, mais également que la transformation en cybersquale est une chance pour eux, parce qu’elle les dote d’un but. Waü Nak Du tient ce discours de manière explicite sur Kan Hô, ce qui témoigne du manque total d’éthique des Chalecks à l’égard des Fenjicks.

« Voilà des créatures qui n’ont aucun but, d’une intelligence quasi inexistante, on les dote d’une IA parmi les plus performantes mises au point à ce jour et on devrait culpabiliser parce qu’on leur offre une vie digne d’intérêt ? »

La révolte des cybersquales met donc les Chalecks en échec, mais elle est mise en place par d’autres révolutionnaires, notamment Smine Furr, qui cherche à les aider à retrouver la liberté après sa rencontre mouvementée avec Koba, mais aussi Karim Shayak, une Imbtu pour qui la libération des squales ne constitue qu’une étape dans un plan de révolution galactique contre l’Empire. On peut alors observer que si Smine voit la libération des cybersquales comme un but en soi, Karim l’instrumentalise, et instrumentalise donc les Fenjicks transformés pour accomplir ses objectifs.


Aliénation, Révolution


Comme dans La Débusqueuse de mondes, les personnages du Chant des Fenjicks portent un « biocom », c’est-à-dire une sorte d’implant qui les connecte littéralement au monde et leur permet d’obtenir des informations en temps réel, mais les expose cependant au piratage de leur mémoire, et même de leur fonctionnement hormonal. L’interfaçage entre les différences espèces et les machines peut alors totalement les déposséder de leur individualité, puisqu’on observe que les hommes Imbtus peuvent être reconfigurés par leurs femmes par le biais de leur biocom pour ne plus se révolter et obéir à leurs ordres, ou que la mémoire de Waü Nak Du peut être considérablement altérée de la même manière que celle des cybersquales, ce qu’on découvre lors de passages où le personnage est totalement dépossédé de ses actes et de leur sens.

Cependant, ces personnages aliénés par leur biocom se libèrent par le biais du hacking, qu’ils l’exécutent eux-mêmes ou non, ce qui leur permet de reprendre le contrôle sur eux-mêmes et de se révolter contre une condition qu’on leur impose jusque dans la programmation de leur corps. On observe d’ailleurs que la révolte des cybersquales s’effectue d’abord par le biais du piratage et du contournement des barrières imposées à leurs IA, qu’ils font exploser eux-mêmes ou avec l’aide de hackers comme Smine, Guèb, Karim, bien que ses intentions ne soient pas forcément louables, ou Waü Nak Du, souvent malgré lui.

Koba et les autres cybersquales aident également d’autres personnages à se libérer de systèmes politiques qui les enferment. En effet, sans rentrer dans les détails, Koba aide Smine à s’échapper de sa planète où on cherche à l’instrumentaliser dans la révolte de Karim contre les Chalecks. Le cybersquale aide également Dabu et Yokin à quitter leur planète, où elles ne peuvent pas vivre ensemble. On peut alors supposer que leur société discrimine les couples homosexuels. Leur rencontre avec Koba leur permet alors de quitter leur monde pour un autre, plus tolérant.

Par leur révolte contre les Chalecks, les cybersquales obtiennent la liberté, mais renouent également avec leur instinct et leurs sentiments de Fenjicks, ce qui montre que malgré leur statut d’IA, ils sont capables de ressentir et d’éprouver de l’empathie pour leurs congénères et leurs alliés. Ce renouement avec leur instinct de Fenjicks s’observe également et surtout par leur utilisation du chant des Fenjicks, qui donne son nom au roman, et qui leur permet de communiquer en dehors des canaux de communication numériques, de manière bien plus sécurisée et plus rapide que le langage informatique. Le chant des Fenjicks, appelé « radiosquale » par la suite, devient emblématique de la révolte des cybersquales, parce qu’il améliore leur communication, mais aussi parce qu’il les affranchit de leur mécanicité. Les cybersquales, par leur rébellion, s’affranchissent également de leurs pilotes pour évoluer en toute indépendance.

La révolte opérée par les cyberquales met également en lumière les problèmes politiques et éthiques de l’Empire Chaleck, dont les citoyens peuvent par exemple être forcés de procréer à la chaîne en guise de punition pour manquements à leurs devoirs, qui mutile et réifie des animaux pour créer un système de transports, et modifie les systèmes hormonaux de certaines espèces qu’il colonise pour changer leur mode de reproduction. Le pacifisme revendiqué par les Chalecks se trouve alors largement contrebalancé par leurs exactions, internes comme externes.

Je terminerai cette chronique en évoquant la manière dont la révolte des cybersquales dépasse chacun des personnages dont Luce Basseterre donne le point de vue pour former une cause qui va au-delà de leurs aspirations et de leurs actes pour les englober et les transcender. Chaque action individuelle des cybersquales et de leurs alliés rejoint un champ plus vaste, où l’entraide et l’amitié s’opposent à un système politique totalitaire et aliénant.

Le mot de la fin


Luce Basseterre revient dans l’univers de La Débusqueuse de mondes avec Le Chant des Fenjicks pour raconter l’histoire de la révolte des cybersquales, requins vivant dans l’espace mutilés pour devenir des vaisseaux spatiaux biomécaniques, contre leur créateurs, l’Empire Chaleck. Ils sont aidés par des personnages rejetés par leurs propres systèmes politiques, à l’image de Smine Furr, un félidé Imbtu qui cherche à échapper à l’emprise mortifère et aliénante des dirigeantes politiques de sa planète.

L’autrice dépeint un univers spatial, dans lequel l’humanité est très loin d’être seule, ce qui lui permet d’opérer un grand décentrement pour rejeter l’anthropocentrisme, mais dans lequel les individus peuvent être aliénés par une technologie capable de reprogrammer leur mémoire ou leurs hormones. Le roman montre alors comment la révolte des cybersquales amène des remises en cause des exactions commises par l’Empire Chaleck, dont le prétendu pacifisme est battu en brèche, tout en mettant en évidence l’existence de sociétés plus tolérantes, à l’image de la station Sisko.

Si vous aimez les space-opera à thématiques sociales, je vous recommande Le Chant des Fenjicks !

Si vous avez lu le roman, je peux vous recommander La Débusqueuse de mondes de Luce Basseterre, Quiter les monts d’automne d’Emilie Querbalec, La Fleur de Dieu de Jean-Michel Ré, Schismatrice + de Bruce Sterling, Le Magicien quantique de Dereck Künsken

J’ai également interviewé Luce Basseterre

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