La Débusqueuse de mondes, de Luce Basseterre

Salutations, lecteur. Il y a peu, Luce Basseterre a publié un roman, Le Chant des Fenjicks, aux éditions Mnémos. Ce roman constitue un prequel à celui dont je vais te parler aujourd’hui, à savoir

La Débusqueuse de mondes

Introduction


Luce Basseterre est une autrice de science-fiction française née en 1957.

La Débusqueuse de mondes, dont je vais vous parler aujourd’hui, est son deuxième roman, et est paru en 2017 chez Mü éditions (qui ont fusionné avec Mnémos il y a peu), avant d’être repris en poche au Livre de Poche Imaginaire en 2019. En Septembre 2020, un roman situé dans le même univers que La Débusqueuse de mondes, Le Chant des Fenjicks est paru chez Mnémos. Je tenais à lire ce roman avant d’attaquer Le Chant des Fenjicks pour avoir l’univers développé par l’autrice en tête. Je vous parlerai donc prochainement du Chant des Fenjicks.

En attendant, voici la quatrième de couverture de La Débusqueuse de mondes :

« À bord de son cybersquale nommé Koba, D’Guéba, une créature aux allures de grenouille, parcourt l’espace à la recherche de planètes abandonnées qu’elle pourra terraformer puis revendre. D’Guéba est une experte, elle est débusqueuse de mondes.
Alors qu’elle explore l’un de ces mondes dans l’espoir de se l’approprier, D’Guéba fait la connaissance d’Otton, un Humain, seul survivant du crash du vaisseau dans lequel il était esclave pourvoyeur de rêves. Bavard, pot de colle et a priori doté d’une intelligence limitée, Otton s’invite à bord de Koba.

Alors que la batracienne a bel et bien l’intention de se débarrasser de ce passager gênant lors de sa prochaine escale, les évènements ne vont finalement pas se dérouler comme prévus… »

Dans mon analyse du roman, j’aborderai d’abord la narration et les personnages, puis j’examinerai l’univers mis en scène par l’autrice.


L’Analyse


Triple narration et attitude retorse


La narration du roman de Luce Basseterre s’effectue au présent, et à la première personne. Elle est cependant portée par trois personnages dont les points de vue se succèdent, Otton, D’Guéba et Koba. Otton est un ancien esclave humain dédié aux plaisirs de ses différents maîtres, qui le considèrent comme un objet et le réifient, D’Guéba appartient à l’espace des Caudata, une espèce batracienne qui peut se déplacer par sauts et se nourrit principalement d’insectes. Elle exerce la profession de débusqueuse de mondes, c’est-à-dire qu’elle trouve des planètes vierges et les « ensemence » pour les rendre aptes à héberger la vie, puis les vendre à des colons qui fuient leur planète d’origine, détruite pour des raisons aussi diverses que des catastrophes environnementales, le manque de ressources naturelles à cause de leur surexploitation (tout parallèle avec des événements actuels serait évidemment fortuite), ou les destructions engendrées par des armes de destruction massive.

On note donc au passage que l’univers décrit par Luce Basseterre a complètement intégré la fin du monde dans son économie, mais elle la dédramatise en partie, puisque la destruction d’une planète n’implique plus de changer de mode de vie de manière drastique pour se préserver ou de disparaître, mais nécessite « seulement » un déménagement. L’autrice montre cependant que cette préservation des peuples n’est pas toujours totale, et peut s’appuyer sur des mécanismes d’exclusion sociale et raciale, ce qui fait que seuls les dominants d’une société donnée peuvent fuir leur environnement d’origine, laissant ceux qu’ils considèrent comme des parias mourir sur place.

Koba, le troisième personnage narrateur, n’est pas un humain non plus. C’est un cybersquale, c’est à dire un Fenjick, un requin spatial (oui oui) dont le corps a été modifié par l’Empire Chalek pour servir de vaisseau biomécanique. Son corps a donc été évidé et remplacé par de la technologie et une Intelligence Artificielle lui a été greffée. Je reviendrai là-dessus en détail plus bas (et sans doute dans ma chronique du Chant des Fenjicks). Koba est donc à la fois un narrateur mécanique et animal. Il permet également à l’autrice de montrer l’histoire de son monde, à travers l’évocation de la révolte des cybersquales contre les Chaleks, qui les ont modifiés et exploités. Cette révolution est l’objet du Chant des Fenjicks. Les trois personnages narrateurs du roman sont donc représentatifs d’un système qui peut d’une part broyer et déposséder des individus de leur identité, mais se construit sur une tentative de reconstruire des sociétés, malgré la répétition possible et fréquente des mêmes erreurs. La terraformation et la modification profonde des écosystèmes apparaissent au service de l’économie.

Les personnages ne manquent cependant pas d’humour, ce qu’on observe dans leurs échanges assez vifs, ce qui rend le trio qu’ils forment attachant, malgré leurs différences d’intérêts.

En effet, Otton se révèle un personnage retors, qui cherche à profiter de D’Guéba et Koba pour vendre des planètes et se constituer un pactole pour profiter de sa liberté retrouvée. Il profite donc du fait que D’Guéba le croie perdu et sans repères (j’y reviendrai) pour s’immiscer dans sa vie et l’intégrer à son insu et bien malgré elle dans ses manœuvres. Au-delà de sa découverte de l’univers en tant qu’individu libre, Otton semble jouer avec son ethos d’ancien esclave pour masquer ses connaissances du monde et sa duplicité et endormir la méfiance de son entourage. Cependant, si le personnage est retors, il n’en est pas moins avant tout guidé par son désir de liberté et d’indépendance.  On peut également noter qu’Otton cherche également à rendre de nouveau la Terre, planète d’origine de l’humanité complètement dévastée, de nouveau vivable, grâce au talent d’ensemenceuse de D’Guéba, ce qui témoigne du fait qu’il n’est pas entièrement motivé par le profit personnel. On remarque que la question de la recherche de la Terre dans un monde spatial est un motif présent en SF, avec par exemple Terre et Fondation d’Isaac Asimov, ou bien plus récemment Quitter les Monts d’Automne d’Emilie Querbalec.


Univers spatial, technologique, et… mercantile ?


La technologie décrite par Luce Basseterre est très avancée, ce qu’on remarque dans ses applications spatiales, biotechnologiques, et écologiques. En effet, les vaisseaux de La Débusqueuse de mondes utilisent un mode de propulsion supraluminique, puisqu’ils peuvent entrer en hyperspace pour franchir des distances faramineuses en quelques instants. En termes de biotechnologies, il est possible de greffer des IA sur des organismes vivants pour remplacer leur cerveau, mais également des machines permettant un interfaçage permanent entre le corps et les réseaux de communication et d’information, les « biocom ». Sur le plan écologique, on peut voir qu’il est possible d’encourager la vie à se développer au sein d’environnements stériles, à travers la pratique de l’ensemencement de planètes grâce à des ensembles de composants chimiques relâchés dans l’atmosphère ou sur le sol.

Cependant, si la vie se développe et engendre des environnements vivables pour des colons, elle n’apparaît pas de manière instantanée. Il faut donc du temps, parfois plusieurs générations, pour que l’ensemencement porte véritablement ses fruits, et génère un environnement pleinement sain et habitable. Les planètes ensemencées sont donc protégées de l’extérieur par des « champs d’Iskiel », qui sont des champs de force empêchant les intrusions. Les colons qui fuient leur monde d’origine voyagent alors à bord d’arches stellaires qui leur permettent d’aller jusqu’à leur planète d’accueil, tout en vivant confortablement. Les moyens de transports spatiaux s’adaptent donc aux besoins de leurs occupants. L’autrice montre alors qu’il est possible pour une civilisation de se préserver, mais moyennant des sommes et avec des enjeux littéralement astronomiques.

À travers ce procédé de fuite et de reconstruction, Luce Basseterre met en jeu le fait que les civilisations répètent leurs erreurs, mais également l’ingérence de puissances étrangères au cours du processus d’évacuation ou d’installation, à travers les cas des Pongxtens, qui ne cherchent qu’à évacuer une partie de la population de leur planète, et des Fenkés, qui veulent s’emparer de la planète Skad par des moyens peu scrupuleux et très efficaces. Dans ces deux cas, il est nécessaire au Consortium, l’organisation chargée des ensemencements d’intervenir pour stopper les manœuvres des peuples qui cherchent à profiter de ses services, en usant de moyens plus ou moins extrêmes. L’autrice pose alors le problème de la manière dont on peut profiter du commerce de l’apocalypse et de la reconstruction des mondes, en montrant des manières d’exploiter leurs failles législatives et industrielles. Cette thématique interroge également la manière dont il est possible ou nécessaire d’encadrer la destruction, puis la reconstruction d’un environnement par une civilisation dans une société spatiale dotée d’espèces multiples et de centaines de mondes. En effet, La Débusqueuse de mondes présente de nombreuses espèces sapientes non-humaines mais plus ou moins humanoïdes, avec chacune leurs spécificités, puisque certaines sont reptiliennes (non, elles ne complotent pas pour contrôler le monde), d’autres ressemblent à des félidés, les Caudata sont similaires à des batraciens, tandis que d’autres encore sont insectoïdes.

Le monde décrit par Luce Basseterre apparaît alors ambivalent du point de vue moral et politique, puisque s’il existe une Ligue des droits des espèces sapientes qui lutte contre le racisme et les conflits génocidaires entre espèces, l’esclavage existe toujours dans les faits, comme le montre la situation d’Otton et la manière dont il est perçu par D’Guéba. Elle rapporte en effet son comportement à l’aliénation qu’il a subie en tant qu’esclave et qui continue supposément de le marquer, puisqu’il semble agir comme s’il n’avait plus aucune volonté, alors que ce n’est pas exactement le cas. La morale ambivalente de ce monde apparaît également dans la pensée d’abord non interventionniste du Consortium, qui laisse les peuples disposer d’eux-mêmes, pour le meilleur comme pour le pire, puisque certaines populations peuvent décider de quitter leur mode d’origine à la suite d’un génocide.

De cette ambivalence morale et politique découle un certain nombre de personnages et d’éléments vecteurs ou porteurs d’aliénation. Le biocom porté par les personnages, qui permet autant d’accéder à des informations qu’à modifier ses taux hormonaux ou sa mémoire (en cela, il peut rappeler la biopuce porté par les personnages de La Fleur de Dieu de Jean-Michel Ré, l’implant de Quitter les monts d’automne, ou le thymostat de ceux de Bios de Robert Charles Wilson), peut en effet être piraté par des tiers, ou programmé de manière à être non-modifiable par son utilisateur. Par exemple, on remarque qu’Otton a déverrouillé son biocom en contournant les consignes de l’un de ses maîtres. Le biocom constitue donc une marque de L’interfaçage homme-machine, qui accentue le contrôle de l’individu, mais également le contrôle sur l’individu.

L’interfaçage organique-mécanique est donc présent chez les espèces humanoïdes, mais on le trouve également chez les espèces animales, de manière bien plus poussée, puisque les Fenjicks sont devenus des cybersquales en grande partie mécaniques. Ils ont été réifiés par leurs créateurs, les Chaleks, qui les ont transformés en moyen de transports vivants, en évidant leur corps pour créer des habitacles de vaisseaux. Cette altération profonde des corps des Fenjicks s’accompagne paradoxalement à un éveil à une forme de conscience, grâce à leur IA qui leur donne accès à la communication avec d’autres espèces, mais également à d’autres capacités, notamment la recherche rapide d’informations, ou l’emploi de sondes volantes et autonomes, appelées « rémoarées ». Les Fenjicks, en devenant des cybersquales, ont donc perdu leur individualité biologique et se sont vus déposséder de leur liberté (du moins avant leur révolte) pour être transformés en machines biologiques, dans le but d’accomplir des tâches répétitives en étant assujettis à un régime de domination, qu’ils sont parvenus à détruire, comme l’évoque Koba. Cet interfaçage donne donc au space-opera de Luce Basseterre une touche de cyberpunk, de même que la manière dont une entreprise privée, le Consortium, s’immisce dans la manière dont les populations gèrent leur départ et leur arrivée sur de nouveaux mondes.


Le mot de la fin


La Débusqueuse de mondes est un space-opera aux accents cyberpunk au sein duquel il est possible pour une civilisation d’échapper à la fin de son monde en se déplaçant sur une planète ensemencée pour elle.

Luce Basseterre décrit un univers dans lequel une civilisation peut alors se préserver grâce à l’aide du Consortium et de ses débusqueurs de monde. Le roman nous fait suivre une de ces débusqueuses, D’Guéba, accompagnée de son vaisseau cybersquale Koba, qui croise la route d’Otton, ancien esclave tout juste libéré de ses chaînes. Il accompagne ensuite D’Guéba dans ses voyages et l’implique bien malgré elle dans des plans consistant entre autres à gagner assez d’argent pour bien vivre sa liberté.

Au-delà de ses personnages attachants, l’autrice met également l’accent sur l’aspect aliénant des technologies de son univers, qui peuvent permettre de reprogrammer un individu, ou même de transformer une espèce animale en moyen de transport spatial.

La Débusqueuse de mondes était mon premier contact avec la plume de l’autrice, et j’ai beaucoup apprécié ! J’ai hâte de vous parler du Chant des Fenjicks. Finalement, j’ai lu Le Chant des Fenjicks, il est tout aussi recommandable que La Débusqueuse de mondes !

J’ai également interviewé Luce Basseterre !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Feygirl, La Geekosophe, Lianne, Outrelivres, Symphonie, Eleyna

12 commentaires sur “La Débusqueuse de mondes, de Luce Basseterre

  1. Je suis contente qu’il connaisse une sorte de deuxième vie avec cette parution en poche. Je l’avais lu à sa sortie chez Le peuple de Mü et ça avait vraiment été un bon moment, doublé d’une excellente surprise !
    Dorénavant il faudrait que je lise Le chant des Fenjicks.

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