Le Regard, de Ken Liu

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une novella à esthétique cyberpunk écrite par Ken Liu.

Le Regard, de Ken Liu

Introduction


Ken Liu est un auteur de science-fiction, de fantasy et de fantastique sino-américain né en 1976. Aux Etats-Unis, il traduit en anglais les récits de SF chinois, et c’est notamment grâce à lui que le public anglophone a pu découvrir Le Problème à trois corps de Liu Cixin, ou des auteurs tels que Hao Jingfang, Zhang Ran ou Xia Jia dans les anthologies Invisible Planets (2016) ou Broken Stars (2019).

En tant qu’auteur, Ken Liu a publié une trilogie de romans de Fantasy, La Dynastie des Dents de Lion, dont les deux premiers tomes, The Grace of Kings et The Wall of Storms sont parus en 2015 et 2016. Il est également reconnu pour son talent de nouvelliste. Sa nouvelle « Mono no Aware » a en effet remporté le prix Hugo, tandis que « The Paper Menagerie » a obtenu les prix World Fantasy, Hugo, et Nebula. On peut également noter que le recueil The Paper Menagerie a été récompensé par le prix Locus du meilleur recueil en 2017. Plusieurs de ses œuvres ont été traduites en français, par Pierre-Paul Durastanti notamment, avec la novella L’Homme qui mit fin à l’Histoire, et deux recueils de nouvelles, La Ménagerie de Papier et Les Jardins de poussière (dont je vous parlerai sans doute bientôt).

La novella dont je vais vous parler aujourd’hui, Le Regard, est à l’origine parue en 2014 sous le titre The Regular, dans l’anthologie Upgraded, et a été traduite par Pierre-Paul Durastanti pour la collection Une Heure-Lumière des éditions du Bélial’.

En voici la quatrième de couverture :

« DEMAIN…

Dans son registre, celui de l’investigation, Ruth Law est la meilleure. D’abord parce qu’elle est une femme, et que dans ce genre de boulot, on se méfie peu des femmes. Parce quelle ne lâche rien, non plus, ne laisse aucune place au hasard. Enfin, parce quelle est augmentée. De manière extrême et totalement illégale. Et tant pis pour sa santé, dont elle se moque dans les grandes largeurs — condamnée quelle est à se faire manipuler par son Régulateur, ce truc en elle qui gère l’ensemble de ses émotions, filtre ce quelle éprouve, lui assure des idées claires en toutes circonstances. Et surtout lui évite de trop penser. A son ancienne vie… Celle d’avant le drame…

Et quand la mère d’une jeune femme massacrée, énucléée, la contacte afin de relancer une enquête au point mort, Ruth sent confusément que c’est peut-être là l’occasion de tout remettre à plat. Repartir à zéro. Mais il faudra pour cela payer le prix.

Le prix de la vérité libérée de tout filtre, tout artifice. Tout regard… »

Mon analyse de la novella traitera de la manière dont on peut la rattacher au genre du cyberpunk et de la façon dont l’auteur traite du rapport entre l’Homme et la machine.

L’Analyse


Cyberpunk et enquête sordide


Ken Liu situe Le Regard dans un futur proche, où il est possible d’augmenter l’être humain au moyen d’implants et de prothèses plus ou moins légales, qui accroissent les performances physiques de l’individu. Par exemple, le personnage principal du récit, Ruth, a des implants rendant ses os plus résistants et ses muscles plus puissants. Ces implants permettent également à leurs porteurs de réguler leurs taux hormonaux et d’influer sur leur psychisme. Les policiers portent ainsi un Régulateur, qui retient leurs émotions pour qu’ils prennent des décisions rationnelles sans être submergés par leurs sentiments.

Le Régulateur dépossède alors en partie ses porteurs de leur humanité pour les transformer en des sortes de machines enquêtrices, qui s’appuient uniquement sur la raison et non sur l’intuition. Une utilisation abusive du dispositif entraîne d’ailleurs une apathie plus ou moins considérable chez son porteur, ce qu’on remarque chez Ruth, qui vit constamment ou presque avec son Régulateur activé, notamment pour éloigner sa dépression. Le personnage se trouve alors dépendant de son implant pour vivre et se sent démuni lorsqu’il n’est pas activé. Le Régulateur apparaît alors à la fois comme une aide, mais il également comme un instrument aliénant. On peut alors établir un parallèle entre le Régulateur décrit par Ken Liu, « le thymostat » de Bios de Robert Charles Wilson, la « biopuce » de La Fleur de Dieu de Jean-Michel Ré, ainsi que le « biocom » de La Débusqueuse de mondes et Le Chant des Fenjicks de Luce Basseterre, parce que tous ses récits décrivent une interface entre l’Homme et la machine capable de modifier leur comportement, notamment en influant sur leurs hormones.

Cette manière d’augmenter l’être humain par des processus technologiques plus ou moins aliénants rapproche la novella de Ken Liu du sous-genre du Cyberpunk, qui décrit des technologies visant à augmenter l’Homme, mais qui peuvent se révéler aliénantes pour lui. Ce rapprochement s’observe également dans la caractérisation du personnage principal, Ruth.

En effet, Ruth se rapproche d’un type de personnage mis en scène dans le cyberpunk, que le genre reprend lui-même du roman noir (ou hardboiled), à savoir l’enquêteur désabusé et plus ou moins socialement marginal qui cherche à résoudre des crimes insolubles ou dont les forces de police classique se moquent. Récemment, Jean Luc A. d’Asciano s’est inspiré du genre du roman noir pour créer son personnage du Tamanoir dans le roman du même nom.

Dans le Cyberpunk, les personnages marginaux ou marginalisés s’observent dès les origines du genre avec le personnage de Case, dans Neuromancien de William Gibson. Plus récemment, Mathieu Rivero a inscrit le personnage de dans cette veine dans son roman Madharva, avec David de Vries, enquêteur supposément cynique qui s’augmente peu à peu au cours du récit. Ruth est en effet une ancienne policière devenue détective privée et assez désabusée, à la psyché altérée par son utilisation abusive de son Régulateur, qu’elle utilise constamment pour ne pas être dépassée par son passé traumatique, puisqu’elle a laissé sa propre fille mourir sous ses yeux parce qu’elle n’a pas utilisé son Régulateur pour orienter sa décision. Ruth se trouve donc hantée par son passé et utilise la technologie pour y échapper.

Son enquête la confronte au Surveillant, un tueur en série qui assassine et mutile des prostituées porteuses d’implants oculaires. Sans rentrer dans les détails, on observe bien vite que les meurtres commis par le Surveillant portent une certaine connotation politique et visent à créer des scandales. La technologie apparaît alors comme un moyen de révéler des informations personnelles. Cependant, cette récupération de données passe d’abord par une violence physique extrême et le meurtre d’individus innocents, qui deviennent alors des instruments et des objets pour le tueur, ce qu’on observe dans la transmission du point de vue de ce dernier. La novella de Ken Liu s’appuie en effet sur les points de vue de Ruth et du tueur, dont on connaît les motivations, le modus operandi, mais également les pensées. L’auteur mobilise donc de l’ironie dramatique, puisque le lecteur en sait parfois plus que Ruth, qui cherche à découvrir des éléments à propos du tueur qui sont déjà connus du lecteur.

De par la nature des victimes du tueur, mais également la manière dont elles sont parfois atrocement mutilées, ou son identité réelle floue, on peut établir un parallèle entre le Surveillant et un certain Jack l’Eventreur. Cependant, à l’inverse du tueur meurtrier de Whitechapel, le Surveillant ne tue pas sans but, puisqu’il se sert de ses crimes et de la technologique qu’il récupère pour créer des scandales au sein du Parti Communiste Chinois et gagner de l’argent, par opposition à Ruth, qui se sert de ses implants pour résoudre des enquêtes, malgré leur impact sur sa santé physique et mentale.


Le mot de la fin


Le Regard est une novella dans laquelle Ken Liu aborde la dépossession de l’individualité et la réification de l’être humain par la technologie, matérialisée par des implants cybernétiques, ceux d’escort-girls arrachés par un tueur en série, le Surveillant, mais aussi ceux portés par Ruth, détective privée, qui influent sur sa psyché et son corps.

L’auteur aborde ainsi la manière dont l’interfaçage entre l’être humain et la machine peut être utile, mais il montre également l’aspect aliénant de ce type de connexion.

Si vous souhaitez découvrir l’œuvre de Ken Liu, je vous recommande vivement cette novella !

J’ai également lu et chroniqué d’autres œuvres de Ken Liu, L’Homme qui mit fin à l’Histoire, La Ménagerie de papier, Jardins de poussière

Vous pouvez aussi consulter les chroniques d’Apophis, L’Ours Inculte, Vert, Baroona, Ombrebones, Aelinel, Blackwolf, Célindanaé, Lorkhan, Yogo, Lutin, Outrelivres, Sometimes A Book, Tachan

7 commentaires sur “Le Regard, de Ken Liu

  1. Merci pour le lien 🙂 C’est une novella que je me souviens avoir apprécié mais bien moins que l’homme qui mit fin à l’histoire du même auteur par exemple, bien que ces deux textes ne soient pas comparables.

    J’aime

Laisser un commentaire