Membrane, de Chi Ta Wei

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’une œuvre qui est considérée comme le premier roman sinophone de SF queer. Comme c’est elle qui m’a donné l’idée de lire ce roman en lecture commune, je dédie cette chronique à la formidable Fran Basil.

Membrane, de Chi Ta Wei

Introduction


Chi Ta Wei est un auteur de SF taïwanais né en 1972. Il dispose d’un doctorat en littérature comparée et enseigne la littérature en université à Taïwan. Il a également publié des travaux portant sur la littérature « tongzhi », c’est-à-dire la littérature queer taïwanaise et sinophone de manière générale, comme l’explique l’auteur dans la préface du roman Membrane, qui est d’ailleurs considéré comme le premier roman de SF queer sinophone, et dont je vais vous parler aujourd’hui.

Membrane a été à l’origine publié en 1996, et a été traduit par Gwennaël Gaffric pour la collection « Taïwan Fiction » des éditions de l’Asiathèque, qui ont publié la version française du roman en 2015, augmentée d’une préface, d’une postface et d’une bibliographie sur Chi Ta Wei, Membrane et la théorie queer. Le roman a été par la suite repris au Livre de Poche, puis réédité en 2020 à l’Asiathèque.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« Momo, une jeune esthéticienne réputée mais solitaire et marginale, vit dans une ville sous-marine d’un monde futur à l’écologie bouleversée. Ayant contracté enfant un virus d’un genre nouveau, il semble qu’elle ait subi de multiples transplantations d’organes artificiels. Dans ce monde où les corps, les identités et les sexes se métamorphosent et se réinventent, les humains sont-ils encore maîtres de leur mémoire et de leur avenir ? Quel est le véritable passé de Momo ? Les prodigieuses membranes dont elle fait usage dans sa clinique auraient-elles une fonction insoupçonnée ? »

L’Analyse

Momo rêve-t-elle d’androïdes et de hacking biologique ?


Membrane emprunte au Cyberpunk, à Philip K. Dick et à la SF qui évoque des catastrophes écologiques.

En effet, on peut affirmer que le roman de Chi Ta Wei emploie des motifs du Cyberpunk. L’auteur décrit un monde très technologique, dans lequel les mégacorporations semblent disposer d’un grand pouvoir économique et politique, ce qu’on peut voir avec Microsoft, Macrohard qui vend des « discolivres », c’est-à-dire des livres numériques sous forme de disques, ou encore ISM, une société militaire qui effectue des travaux de maintenance sur les robots employés lors des conflits militaires. En effet, les êtres humains emploient des machines, les MM, pour faire la guerre à la surface de la Terre, et des « androïdes », pour les assister et leur servir de banque d’organes vivantes (j’y reviens plus bas). La parenté de Membrane avec le Cyberpunk s’observe aussi dans le fait que Momo emploie une forme de hacking biologique lorsqu’elle analyse les « M-Skin », des couches de peau artificielle qui recueillent des données sur ses patients qu’elle peut consulter lorsque ceux-ci les retirent.

Le roman mobilise les conséquences de catastrophes écologiques. Chi Ta Wei décrit une surface terrestre inhabitable, ce qui a poussé les humains à se réfugier sous la surface des océans, à l’intérieur de dômes, pour échapper au dérèglement climatique. Cela fait écho aux préoccupations qui sont encore les nôtres plus de vingt ans après la parution initiale du roman. On remarque d’ailleurs que les problèmes géopolitiques se répètent dans le monde qui se construit sous la surface, chaque nation cherche à obtenir davantage d’espace que les auteurs, ce qui instaure de nouveaux jeux de pouvoirs, et non une coopération.

L’intertexte du roman avec Philip K. Dick transparaît dans le statut des androïdes, notamment le fait qu’ils puissent éprouver des émotions, mais aussi dans la manière dont les humains les dépossèdent d’une identité et d’une vie qu’ils leur ont donnée pour leur profit personnel, de la même manière que dans Blade Runner, par exemple. Par ailleurs mais sans trop rentrer dans les détails, la fin du roman s’avère très dickienne, avec un délitement du réel  que l’auteur emploie également dans la nouvelle « Au fond de son œil, au creux de ta paume, une rose rouge va bientôt s’ouvrir », disponible dans le recueil Perles, qui mobilise explicitement une référence à Blade Runner et un délitement du réel. Dans Membrane, le délitement de la réalité s’articule à l’émergence d’une métanarration.

Chi Ta Wei met en scène l’aliénation des androïdes, considérés comme plus que des robots, mais moins que des êtres humains, puisqu’on on les cultive pour servir de banque d’organes vivantes pour certains individus. En effet, les organes d’androïdes peuvent être greffés à des humains atteints de maladies graves, ou à ceux qui désirent s’offrir une deuxième jeunesse. Pourtant, les androïdes possèdent une identité propre, ce qu’on peut observer lorsque Momo rencontre un androïde qui aime fréquenter un parc, mais dont les organes vont permettre à son maître de rajeunir de plusieurs années.

L’auteur traite aussi du statut des androïdes dans la nouvelle « La guerre est finie », dans laquelle les « aDome » servent d’époux ou épouses programmés par les désirs de soldats sur une station spatiale. On remarque d’ailleurs dans les deux cas que les androïdes sont créés à partir des besoins d’un individu particulier, ce qui fait d’eux des sortes de produits de consommation physique, charnelle et affective dans le cas des aDome, et médicale dans celui des androïdes de Membrane. Dans Membrane, les androïdes sont tous appelés Andy, mais ils disposent d’une véritable identité, ce qu’on peut observer lorsque Momo rencontre Andy, qui est un androïde qui aime arpenter un parc, qui s’avère plus bavard que les autres.

– Et bien non. À ma sortie de l’usine, on m’a appelé Andy et mon maître ne s’est pas donné la peine de me trouver un autre nom plus original ou plus inventif. On n’allait tout de même pas m’appeler par mon numéro de série ! Surtout qu’il y aurait eu dix chiffres à retenir ! Beaucoup d’androïdes sont appelés « Andy », c’est devenu la coutume ; c’est comme pour les chiens-robots, ceux qui sont peints en blanc, on les appelle tous « Blanc », ceux avec des motifs à fleurs « Fleur ». C’est bien monotone, non ? Quand je pense que chaque jour des androïdes rejoignent la société avec le même prénom que moi ! Je ne trouve pas ça amusant. Pourquoi ne pas nous choisir des prénoms un peu plus originaux ? Pour pimenter un peu notre vie si éphémère… »

Les androïdes sont ainsi réifiés par l’humanité, ce qu’on observe dans le fait que leur identité est réduite à une appellation générique. Leur vie s’avère « éphémère » et déterminée par les humains, ce qui fait qu’ils ne peuvent pas vivre par et pour eux-mêmes. Ils apparaissent donc comme une classe subalterne et dominée du monde.

Cependant, les greffes d’organes d’androïde à humain permettent à Chi Ta Wei d’interroger la nature de l’être humain, puisqu’on peut affirmer qu’un individu qui possède des organes d’androïde n’est plus totalement humain physiquement, mais le reste psychiquement.

Membrane nous est majoritairement narré à travers le point de vue interne de Momo. Les chapitres  du roman alternent entre le présent de l’esthéticienne, et son enfance, marquée par une maladie grave, un séjour à l’hôpital et une opération extrêmement lourde. Sur le plan du didactisme, cette alternance entre présent et passé permet à l’auteur d’à la fois présenter les novum de son univers et de comprendre la construction de son personnage par le biais des analepses. On peut alors observer une forme de contraste entre l’enfance du personnage et son présent, ce qu’on remarque dans sa perception du monde. En effet, Momo adulte semble rejeter les relations sociales et préférer la solitude, tandis que son enfance est marquée par sa relation forte à une certaine Andy, une enfant avec laquelle elle jouait à l’hôpital et sa volonté d’en savoir plus sur sa mère et d’attirer son attention.

Les schémas didactiques de l’auteur s’articulent alors autour de la narration présente pour détailler le fonctionnement de son monde, et de la narration passée pour explorer la psychologie de son personnage.

Momo est une esthéticienne qui vit dans la cité marine de Taïwan. Elle acquiert une grande renommée grâce aux M-Skins qu’elle emploie qui lui permettent d’obtenir les données personnelles de ses clients. Grâce à cela, elle observe leurs besoins et leur vie physique, des objets qu’ils touchent à leurs rapport sexuels. Momo apparaît alors comme une sorte de hacker, qui espionne ses clients par le biais de leur peau. On peut donc affirmer que Momo est une sorte de hacker biologique, puisque les données qu’elle récupère se trouvent dans le corps de ses clients, et non dans des objets technologiques qui leur appartiennent. On peut rapprocher cette forme de connaissance des individus par leur peau à la nouvelle « Perles », dans laquelle des extraterrestres sont capables d’analyser l’espèce humaine par le biais de leur peau pour découvrir d’où proviennent leur. Cependant, là où les aliens de « Perles » se servent de leurs données pour aider (à leur manière) l’espèce humaine, Momo s’en sert pour son profit personnel, mais aussi se distinguer de sa mère, appelée « Maman » (oui oui, mais pas celle-là). Sans rentrer dans les détails, on peut d’ailleurs noter que Momo est née d’un couple lesbien, ce qui fait écho à l’enfant d’un couple gay dans la nouvelle « Au fond de ton œil » du recueil Perles. Toujours dans les thématiques queer, on observe que le personnage mystérieux de Draupadi (qui est l’une des clés du récit) porte un ensemble de sari dont les couleurs forment le drapeau LGBT (immense merci à Fran qui l’a soulevé en premier), et qui constituent aussi une référence au Mahābhārata et à Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino.

En effet, la mère de Momo occupe un poste clé chez Macrohard. Son travail et certains conflits familiaux liés à Andy l’ont supposément coupée de sa fille, qui ne cherche pas à renouer le contact. Cependant, à l’occasion des trente ans de Momo et d’une interview dans laquelle elle évoque sa mère, Maman tente de réinitier le contact, mais je ne peux pas vous en dire sans vous spoiler.

Le mot de la fin


Membrane est un roman de science-fiction de Chi Ta Wei, dans lequel l’auteur met en scène une Terre ravagée par le changement climatique, ce qui a poussé l’humanité à vivre dans des dômes sous les océans, sans abandonner les conflits entre les nations ou le pouvoir écrasant de certaines multinationales. Celles-ci fabriquent des androïdes pour faire la guerre à la place de soldats humains, mais aussi servir de banque d’organes vivantes.

Le roman nous fait suivre Momo, une esthéticienne célèbre qui sait exactement comment soigner ses patients grâce aux M-Skin, une forme de hacking biologique qui lui permet de récolter leurs données personnelles. Grâce à ces membranes, elle tente d’obtenir des renseignements sur sa mère, dans l’espoir de renouer avec elle, ce qui déclenche des révélations en cascade sur son environnement et sa nature.

Chi Ta Wei met en scène une relation mère(s)-fille particulièrement touchante et traite de la question de la définition de l’être humain.

Je vous recommande chaudement ce roman !

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de Chi Ta Wei, Perles

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