Un psaume pour les recyclés sauvages, de Becky Chambers

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui traite pacifiquement des relations homme-machine.

Un psaume pour les recyclés sauvages, de Becky Chambers

Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions l’Atalante. Je remercie chaleureusement Julien Guerry pour l’envoi du roman !

Becky Chambers est une autrice de science-fiction américaine née en 1985. Elle a reçu le prix Hugo pour sa série Les Voyageurs ainsi que pour Un psaume pour les recyclés sauvages, dont je vais vous parler aujourd’hui. Son œuvre est marquée par l’optimisme qui s’en dégage, ainsi que la diversité et l’originalité de ses personnages.

Un psaume pour les recyclés sauvages est à l’origine une novella parue en 2021 et traduite par Marie Surgers pour les éditions l’Atalante, qui l’ont publiée en 2022. Il s’agit du premier tome d’une série intitulée Histoires de moine et de robot. Le deuxième volume, Une prière pour les cimes timides, est paru en langue originale en 2022 et en version française en 2023.

En voici la quatrième de couverture :

« Voilà des siècles, les robots de Panga ont accédé à la conscience et lâché leurs outils ; voilà des siècles, ils sont partis ensemble dans la forêt, et nul ne les a jamais revus ; voilà des siècles qu’ils se sont fondus dans les mythes de l’humanité.

Un jour, la vie de Dex, moine de thé, est bouleversée par l’arrivée d’un robot qui, fidèle à une très vieille promesse, vient prendre des nouvelles. Il a une question à poser, et ne rejoindra les siens qu’une fois satisfait de la réponse. La question : « De quoi les gens ont-ils besoin ? »

Mais la réponse dépend de la personne à qui on parle et de comment on pose la question. La nouvelle série de Becky Chambers s’interroge : Dans un monde où les gens ne manquent de rien, à quoi sert d’avoir toujours plus ? »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Becky Chambers décrit un premier contact entre l’être humain et les robots dans un univers utopique.


L’Analyse


Premier contact en une éternité


Un psaume pour les recyclés se déroule dans un monde que l’on peut considérer comme utopique, puisque l’humanité vit en harmonie avec une nature régénérée après un âge sombre et industriel appelé « l’ère des usines ». Cette harmonie avec la nature s’observe notamment dans les splendides descriptions de l’environnement et des écosystèmes que parcourt Dex, le personnage principal du roman, genré avec le pronom « iel », qui traduit le pronom neutre anglophone « they », avec des accords au masculin. L’harmonie avec la nature s’observe par ailleurs dans l’emploi d’énergies renouvelables, telles que le « thermovoltaïque », qui alimente le chariot de Dex, également aidé par une « éolienne miniature », les « panneaux solaires » utilisés par les habitants des villes, le « biogaz », ou encore des « filtres à eaux grises », qui ont supplanté toutes les énergies fossiles, au point que même les robots sont alimentés par le photovoltaïque. L’emploi et la mise en avant de ce type d’énergie sont caractéristiques des courants récents actuels de la science-fiction et de l’imaginaire qui cherchent à décrire des futurs plus positifs au sein desquels des solutions aux crises énergétiques et écologiques actuelles ont été trouvées, le Solarpunk et le Sweetweird. J’aborderai plus précisément la thématique du Sweetweird dans un article à paraître dans l’ouvrage Révolutions chez ActuSF).

Cette utopie s’est constituée après l’Eveil, c’est-à-dire le moment où des robots domestiques fabriqués et utilisés dans les usines ont eu accès à la conscience. Ils ont alors pacifiquement revendiqué leur droit à l’indépendance pour aller librement vivre dans la nature, sans être au service de qui que ce soit et se consacrer à l’étude de l’environnement. L’humanité et les robots ont alors vécu séparés dans deux parties de l’unique continent qui compose le monde, Panga (qui renvoie explicitement à Pangée) et ne sont pas entrés en contact les uns avec les autres depuis plusieurs générations, au point que les robots sont devenus des légendes urbaines et les objets d’« histoires pour les enfants », et par conséquent des sujets dont les humains ne parlent plus. Les robots apparaissent alors comme des formes de vie mystérieuses à cause de leur éloignement temporel et géographique, ce qui conduit à une forme d’altérisation, c’est-à-dire qu’ils deviennent un Autre, différent de l’humanité et constituant une catégorie abstraite, et non un individu concret avec lequel il est possible de communiquer. Cette forme d’altérisation peut conduire, historiquement et politiquement (et par conséquent, dans la vraie vie comme dans la fiction) à la légitimation des discriminations et de la violence commises sur les catégories altérisées, par le fait qu’elles constituent un Autre incompatible avec une société ou une espèce dominante.

L’enjeu de la novella, et même de la série de Becky Chambers, est de rétablir la communication et les interactions entre les humains et les robots, qui ont décidé de prendre des nouvelles (oui oui) de leurs créateurs, ce qui se matérialise dans la rencontre et la construction de la relation entre Dex et Omphale.

« Je suis là pour voir ce qui s’est passé chez les êtres humains pendant notre absence. La promesse d’adieu précise que nous…
— Que vous détenez à jamais une liberté totale de voyager dans les territoires humains, et que vous avez les mêmes droits que tous les citoyens de Panga. » Ses souvenirs atrophiés lui revenaient enfin. « On vous a dit que vous pouviez revenir quand vous le voudriez, et que nous vous laisserions l’initiative de la reprise de contact. Nous ne nous mêlerions de vos vies que si vous le désiriez.
— Exactement. Et les miens ne souhaitent pas vous rejoindre. Mais nous sommes curieux. Nous savons qu’en quittant les usines nous vous avons causé de grandes difficultés, et nous voulons nous assurer que vous allez bien. Que, même sans nous, votre société a progressé dans une direction favorable.
— Vous… Vous prenez de nos nouvelles ?
— C’est à peu près ça, oui. En un peu plus spécifique. »

Les deux personnages évoquent « la promesse d’adieu », échangée plusieurs générations auparavant par les humains et les robots, qui prend la forme d’un document légal, comme le montre l’usage du présent de vérité générale dans la réplique de Dex, qui est ensuite reformulée et précisée. Elle stipule l’égalité entre les robots et les humains, mais aussi le fait que leur séparation ne dépend que du choix des robots. Ces derniers cherchent alors à observer ce que sont devenus leurs créateurs, ce qui témoigne à la fois d’une forme de sollicitude et de curiosité à leur égard. Cela se matérialise à l’échelle individuelle, dans le care auquel se conforme Omphale vis-à-vis de Dex (j’y reviendrai plus bas).

La mise en place d’une relation égalitaire entre humains et robots peut rapprocher Un psaume pour les recyclés sauvages de La Séquence Aartdman  de Saul Pandelakis, qui pose aussi ce postulat en décrivant non pas une révolte violente des robot, mais la construction d’une égalité, d’une autonomie et d’un savoir sur le corps et l’esprit bot. Cela désamorce l’antagonisation des relations entre les deux espèces, ce qui permet à l’autrice de prendre le contrepied des récits décrivant une révolte des serviteurs contre leurs possesseurs et créateurs humains, Blade Runner de Philip K. Dick en tête, mais aussi les robots dépeints par Isaac Isamov, qui sont aliénés par leur programmation qui leur impose d’obéir à des lois. Le roman s’éloigne ainsi des schémas canoniques dans sa description des relations entre les robots et les humains. Ainsi, l’altérisation des robots, qui a forgé des stéréotypes et des idées préconçues chez les humains, qui pensent par exemple qu’ils sont construits sur la logique et la rationalité seules et dénuées d’émotion, qu’ils sont doués pour les opérations mathématiques, ou encore qu’ils vivent depuis toujours et sont connectés entre eux, est peu à déconstruite au fil des échanges entre Dex et Omphale. Les clichés se voient alors battus en brèche par une pointe d’humour et de sollicitude.

Dex n’avait jamais considéré ce point de vue. « Vous avez raison. Je vous demande pardon.
— Il n’y a pas de quoi. C’est un échange culturel. Nous buterons sur d’autres malentendus. »

Dex comprend alors que les IA ne sont pas faites seulement de codes et de logique, mais portent en elle une véritable sensibilité, visible dans leurs centres d’intérêts souvent extrêmement spécifiques, mais aussi leurs désirs et leurs aspirations. Iel remet par ailleurs en question sa vocation de « moine du thé », qui sert des infusions à ceux qui viennent le voir, pour qu’ils puissent évacuer les tracas de leur vie quotidienne. Sa quête d’un « ermitage » en zone sauvage devient alors une quête de soi, puisqu’iel cherche à redonner un sens à sa vie, ce que va lui procurer le contact d’Omphale.

Ainsi, s’il perçoit a priori le robot comme une forme d’altérité radicale, iel se déconstruit peu à peu au contact de son compagnon. Becky Chambers construit alors une communication et une amitié profonde qui passe par la compréhension et l’acceptation des spécificités de leurs individualités, mais aussi de leurs cultures respectives, qui sont différentes l’une de l’autre. La beauté de la relation entre les deux personnages passe aussi par l’accent que l’autrice place sur l’expression de l’émotion et de l’empathie.

Ainsi, Dex et Omphale mettent en place des habitudes qui leur permettent d’interagir sereinement et dans le respect de leurs particularités.

Iel reposa l’assiette sur ses genoux, soupira un remerciement à son dieu et, regardant Omphale, indiqua l’autre assiette d’un geste du menton. « Tu ne manges pas ? »
L’effarement d’Omphale vira à la consternation. « Nous avons longuement discuté du fait que je ne… »
Dex ne le laissa pas finir sa phrase. « Dis : “Non, je n’ai plus faim, tu peux finir si tu veux.” »
Les yeux d’Omphale se mirent à clignoter. « Euh… Non, je… Je n’ai plus faim. Tu peux finir si tu veux.
— Merci », dit Dex, qui saisit l’assiette et l’attaqua. « C’est gentil. »
Le robot regarda Dex manger. « C’est complètement idiot.
— Oui.
— Et totalement superflu. »
Dex but une gorgée de bière. « Mais ça a marché. »
Après un silence, Omphale hocha la tête. « On fera comme ça, alors », dit-il en souriant.

Ainsi, devant l’impossibilité pour Omphale de manger qui contrarie la pratique culturelle de Dex de servir de la nourriture à ses invités, s’instaure un rituel permettant à la fois à l’un de ne pas manger et à l’autre de tout de même lui servir un repas. L’humain comme le robot ont conscience du caractère « idiot » et « superflu » de leur manœuvre, mais ils font passer la fin avant les moyens, afin de construire une relation saine et durable.

De la même manière, Dex se trouve face à un problème moral lorsqu’il doit demander son aide à Omphale, puisqu’il refuse que ce dernier travaille pour lui. Le robot lui démontre alors que cela n’a rien à voir avec le passé de l’époque des usines.

Le robot secoua la tête. « Votre chariot ne ferait pas deux mètres dans le sous-bois. » Il pencha la tête en direction de la cuve. « Vous ne pouvez pas la remorquer, et encore moins la porter. Laissez-moi vous aider. »
Dex fit la grimace. « C’est impossible, je… […]
— […] Vous n’êtes pas là pour travailler à ma place. C’est mal.
— Mais pourquoi ? » Le robot se tut un instant. « Oh. À cause des usines. »
Dex regardait ses pieds. Iel avait honte d’un passé qu’iel n’avait pas connu.
Omphale croisa les bras. « Si vous aviez un ami plus grand que vous et que vous n’arriviez pas à atteindre un objet rangé trop haut, vous accepteriez son aide ?
— Oui, mais… […]
Le robot pesa soigneusement sa réponse. « Vous me considérez comme une personne et pas comme un objet, alors que c’est complètement faux, mais vous n’arrivez pas à me considérer comme votre ami, alors que j’aimerais l’être ? »

Omphale effectue un raisonnement par analogie, qui met en parallèle un robot doté de meilleures capacités physiques qu’un être humain et un humain naturellement plus grand. Cela vient alors désamorcer le jugement moral de Dex qui plaque un rapport présent sur les relations de domination du passé, ce qui lui fait ressentir de la culpabilité, puisqu’il a peur de les reproduire. Le raisonnement d’Omphale permet alors à la fois de montrer l’absurdité du jugement de Dex, mais aussi de réaffirmer leur relation non pas comme relevant de la servitude, mais d’une profonde amitié, marquée par la sollicitude et une éthique du care, d’égal à égal.

Le mot de la fin


Un psaume pour les recyclés sauvages est une novella de science-fiction de Becky Chambers. L’intrigue prend place dans un futur utopique, où l’humanité est parvenue à remplacer les énergies fossiles par le renouvelable, après l’accès à la conscience puis le départ des robots. 

À travers les personnages de Dex, moine du thé qui cherche un sens à sa vie, et Omphale, robot chargé de reprendre contact avec l’humanité, l’autrice montre la construction d’une amitié qui abat la frontière entre l’être humain et les machines, avec un accent particulièrement fort sur les émotions et l’empathie.

Je vous recommande la lecture de cette novella. C’était mon premier contact avec la plume de l’autrice, et je compte bien poursuivre !

Vous pouvez consulter les chroniques de Sabine, Yuyine, OmbreBones, L’Épaule d’Orion, Le nocher des livres, Elessar, Selbon, Brize, Célinedanaë, Navigatrice de l’imaginaire, Lullaby,

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