La Séquence Aartdman, de Saul Pandelakis

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un premier roman de SF qui m’a beaucoup touché.

La Séquence Aartdman, de Saul Pandelakis


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Goater, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman ! Je remercie aussi Saul Pandelakis pour sa dédicace du roman et son extrême gentillesse.

Saul Pandelakis est un auteur de science-fiction français né en 1983. Il exerce le métier de professeur de design à l’université Jean Jaurès de Toulouse. Il a réalisé une thèse sur les héros d’action à Hollywood.

La Séquence Aartdman, paru en Octobre 2021 dans la collection Rechute des éditions Goater, est son premier roman.

En voici la quatrième de couverture :

« Dans ce monde futuriste, les humains ne sont plus que quelques millions sur terre et les bots, depuis les lois d’autonomie, sont privilégiés par la société grâce à un système de point. Parallèlement, pour découvrir l’univers, des vaisseaux explorent l’espace à la recherche de planètes à ensemencer.

Deux récits se succèdent. Celui qui raconte Roz, un homme transgenre qui se réveille à bord d’ari-me, un vaisseau spatial autogéré. Son quotidien s’étire, il s’occupe des programmes et de l’IA qui les guide. Et celui d’Asha, une bot transgenre qui épouse la cause des bots, exprimant leurs ressentis corporels, étudiant l’incarnation des intelligences et leur finitude.

Roz et Asha ne se connaissent pas, ne se rencontreront jamais. Quand Alex, l’IA du vaisseau de Roz vrille de manière inexplicable pour être remplacée par une autre, la connexion s’effectue. Cette séquence Aardtman, émergeant en silence des lignes du code d’urgence, leur permet d’entamer une conversation à distance. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai d’abord de sa structure, puis de son aspect prototopique, pour enfin traiter de la manière dont il subvertit des topoi de la science-fiction.

L’Analyse


Structure et polyphonie, échos de Roz et d’Asha


Le roman de Saul Pandelakis est structuré par le point de vue de deux personnages, Asha, une bot transgenre, et Roz, un homme transgenre. La première vit sur Terre, dans un futur où l’humanité se trouve en voie de disparition (j’y reviendrai) et est peu à peu supplantée par des bots ayant acquis leur autonomie après plusieurs combats politiques. Les bots constituent donc une espèce à part entière, pleine de ses propres questionnements et spécificités. Le second est programmeur, membre de l’équipage d’ari-me, un vaisseau spatial lancé pour examiner, puis ensemencer et terraformer des planètes afin de les rendre viables pour les humains dont l’habitat naturel a été détruit par le changement climatique et les catastrophes écologiques. Asha vit donc dans un environnement planétaire vaste, tandis que Roz se trouve au sein d’un huis-clos.

La Séquence Aardtman alterne les chapitres du point de vue de Roz, désignés par la lettre A, et ceux d’Asha, notés B. La succession de ces chapitres courts permet au lecteur de se repérer dans le récit et d’observer la progression parallèle des personnages dont les regards sont amenés à se croiser.

Le roman comporte par ailleurs des interludes, qui constituent des analepses, qui retracent les évolutions technologiques qui ont permis l’avènement des bots et de leur autonomie. Saul Pandelakis décrit alors le présent de son monde sur deux espaces distincts, la Terre et ari-me, mais il montre aussi l’origine de la société fictive qu’il dépeint, avec d’une part les éléments qui combinés ont donné naissance aux bots, avec des IA extrêmement développées, des corps réalistes et une véritable subjectivité que l’on peut tenter d’appréhender. Ces évolutions sont montrées par ordre chronologique, puisque Grammatical, le logiciel développé par Andrew Steiner, Toussaint Domond et Dana Brill, est mentionné dans le roman et dans certains interludes suivants, puisque c’est sa création qui a permis « l’émergence d’autres intelligences ». Par ailleurs, si l’auteur fait le récit de découvertes au cours des interludes, ces dernières sont portées par des personnages tangibles, dont il montre non seulement les talents d’ingénierie ou d’entreprenariat, mais aussi l’histoire personnelle de ces inventeurs qui pavent l’histoire vers l’ère des bots à la fin de l’humanité.

Saul Pandelakis construit donc une histoire des sciences et des techniques fictive pour construire son futur, mais elle s’inscrit dans notre présent, puisque la narration mentionne par exemple l’application Replika, qui consiste à chatter avec une IA qui devient un ami virtuel, ou encore le film Matrix des sœurs Wachowski. Le monde que les bots partagent avec les humains est ainsi imprégné par la manière dont ils ont été envisagés par leurs créateurs, et la façon dont ils cherchent à s’en éloigner ou non.

On remarque cependant que les inventions qui amènent à l’ère de l’autonomie des bots répondent à des besoins capitalistiques. Ainsi, Andrew Steiner pave la voie aux IA capables d’autodétermination grâce à leur code qui se construit tout seul, mais aussi aux machines capables d’empathie chargées d’écouter des clients dans le cadre d’un support technique. Elles se trouvent alors éloignées de prime abord d’une IA telle que Sun dans Résolutionde Li-Cam, puisqu’elles participent à la vie active d’entreprises. De la même manière, leurs corps perfectionnés découlent de la volonté de l’entrepreneur Erwin Preiss qui a cherché des corps artificiels de plus en plus réalistes pour réaliser des poupées sexuelles pour son entreprise, Sexware.  Cependant, ces corps et ces esprits, par leur autodétermination et leur volonté d’autonomie, subvertissent le capitalisme qui les a fabriqués. La création de la séquence Aartdman qui donne son titre au roman s’intègre d’ailleurs parfaitement dans cet esprit de subversion, mais je ne pas vous en dire plus.

Les autres interludes mettent en scène des figures de penseurs et de militants, à l’image d’Hortense Mund, dont les travaux pavent la voie de la pensée de la subjectivité bot et la subjectivité tout court, aux relations entre les hommes et les IA grâce à la notion de « triangle de pensée », qui se trouve au centre de la triade « émotions, raison et création ». Ainsi, un être conscient serait partiellement capable d’évoluer dans ces domaines, ce qui marque l’imperfection des êtres, mais aussi la manière dont on peut envisager la conscience de soi. Les militantes anticapitalistes et queer comme Émilie et Gamze, présentes dans un interlude suivant, montrent dans leurs actes et leur discours en quoi les bots doivent être inclus dans les luttes intersectionnelles, ce qui montre que bien qu’ils soient devenus l’espèce dominante sur Terre, ils sont toujours victimes de discriminations de la part des humains, dont ils ont été les subalternes.

La structure du roman de Saul Pandelakis permet donc de rendre compte des évolutions technologiques et sociétales qui mènent au monde au sein duquel vivent Asha et Roz.

La narration du point de vue de Roz est parcourue d’inserts polytextuels, c’est-à-dire des d’autres types de textes dans le discours narratif, avec les lignes de code qui permettent de commander les IA du vaisseau ari-me, d’abord Alexander, puis Aartdman. Ces inserts montrent d’une part que ces IA sont des entités numériques via le code qui les sous-tend, et mettent par ailleurs en évidence la présence d’Aardtman bien avant son apparition (je ne vous en dirai pas plus).

init Alexander sequence
$ = sequence : [habitacle]
init object dim ;


init object bunk ;
init object alarm ;
declare alarm = (7+00);

declare alarm type = seaside.1 ;
declare snooze = false ;
sequence ready

13012120 – pending
Aardtman backup
Alexander : done

Dans le texte du roman, la police de caractère utilisée ainsi que la syntaxe reprennent les codes (sans mauvais de jeu de mots) de la programmation informatique pour signaler les manipulations effectuées par Roz et sa collègue Mim sur les IA de leur vaisseau.

Avant de passer à la partie suivante, j’aimerais revenir sur le style de Saul Pandelakis, en examinant brièvement une des descriptions présentes dans le troisième interlude du roman, qui décrit l’amour d’Hortense Mund pour le thé.

Elle aimait aussi tout ce que faisait naître l’art de la conversation, et de là sans doute venait son amour du thé, sacralisé par le choix d’objets précieux, ici une tasse en raku, ou là une soucoupe tibétaine fatiguée, qui clashaient avec l’apparent non-choix d’autres possessions, telle cette pince à sucre gaguesque, dont les extrémités étaient figurés par deux grosses mains blanches en silicone, deux grosses pognes de Mickey. Peu importait la discussion, pourvu que l’on ait un breuvage chaud. Parfois, elle se préparait à resservir ses invités mais, prise par le flot d’une idée réclamant son développement, elle abandonnait son geste et donc sa main sur le couvercle de la théière ; cette main s’oubliait là, en apparence vaincue par les nécessités de la théorie.

Le style de Saul Pandelakis mêle descriptions riches et recherchées avec des phrases longues qui comportent des GN étendus, pour décrire les objets dont se sert Hortense Mund pour servivr le thé à ses invités, et des phrases complexes soutenues par des conjonctions de coordination et une ponctuation qui semblent souligner la pensée de son personnage. On remarque aussi que cette description comporte un élément extrêmement contemporain, avec le verbe « clasher ». L’auteur emploie aussi le verbe « twister » plus loin dans ce passage. Personnellement, je trouve que ces verbes apportent une dose de modernité et d’originalité au roman !

La modernité de La Séquence Aardtman transparaît par ailleurs dans son utilisation de la grammaire inclusive, avec le point médian, mais aussi des constructions grammaticales permettent de rendre compte des identités queer dans le texte, puisque certains personnages, comme Bataz, qui est une personne non-binaire. Ainsi, le pronom personnel sujet « iel », le pronom personnel complément « ellui » et le pronom démonstratif « celleux » sont mobilisés dans la narration et les dialogues.  Là encore, ce parti pris témoigne des évolutions à l’œuvre dans la langue française, et je trouve que c’est une bonne chose.

Deux personnages, deux environnements, une dystopie uberisante et un vaisseau utopisant


Le roman de Saul Pandelakis présente deux sociétés distinctes, le macrocosme terrestre et le microcosme d’ari-me. Ces deux mondes contrastent l’un avec l’autre de différentes manières.

On peut d’abord parler du statut des bots. Si ces derniers sont autonomes sur Terre, sont des citoyens de plein droit et peuvent s’autodéterminer, en choisissant leur prénom, tandis que leur nom de famille provient de leur numéro de série. Ainsi, Asha porte le patronyme Fourjeehem en référence à son numéro de série qui termine par 4JM (hé oui). Les bots disposent par ailleurs de leur corps, qu’ils peuvent modifier et augmenter comme ils l’entendent. Sur ari-me, le bot Touet n’a ni prénom ni nom de famille, ne peut pas intervenir sur son corps. Ainsi, bien qu’ari-me constitue un environnement plus égalitaire que la Terre (j’y reviendrai), le bot du vaisseau se trouve victime d’une forme de domination humaine.

Cependant, sur Terre, les bots sont avantagés par le fait de constituer une classe sociale aisée par le système de crédit social, et disposent de privilèges comme des logements mieux situés et mieux équipés, avec par exemple des recycleurs d’air de meilleure qualité. Ces derniers sont un bien de première nécessité dans un environnement au sein duquel la qualité de l’air a drastiquement baissé. Les inégalités entre les bots et les humains apparaît également dans les soins. En effet, si les cliniques bots constituent de véritables « complexes militaro-industriels échoués sur un terrain de golf », ce qui témoigne de leur richesse en termes d’équipement, Asha qualifie les hôpitaux de « cour des miracles Cyberpunk, cauchemar sci-fi hospitalier », ce qui témoigne de leur sordidité. La mention du cyberpunk et de la « sci-fi », outre le clin d’œil métalittéraire, montre que les humains ont à souffrir d’un manque de soins et doivent se contenter d’expédients peu ragoûtants.

Par opposition, l’équipage d’ari-me est pleinement pris en charge par son équipe médicale, puisqu’il doit consulter régulièrement le médecin, Jonathan, et la psychologue de bord, surnommée Maman (oui oui). Saul Pandelakis traite par exemple, à travers le personnage de Roz, comment une transition hormonale s’effectue dans le futur et dans l’espace, au moyen de « pluginogènes de testostérone », qui sont des nanomachines qui « gravitent dans ses vaisseaux, délivrant la testostérone par pico-gouttes ». Cela permet de ne plus avoir à faire d’injections d’hormones, que le personnage perçoit d’ailleurs comme dépassées, dans le cadre d’une transition de genre. On remarque que la construction lexicale du mot-fiction « pluginogènes » fonctionne de la même manière que pour les néologismes du Cyberpunk, avec un assemblage de mots signifiant de manière autonome, plugin et gènes, qui appartiennent à deux univers de référence différents, l’informatique et la biologie, et qui les mêlent et les portent à un nouveau degré de signification qui est immédiat pour le lecteur du roman.

La prise en charge psychologique de l’équipage du vaisseau s’opère par un soutien psychologique et des consultations régulières de Maman, mais aussi par la prise d’antidépresseurs et d’anxiolytiques qui leur permettent de ne pas (trop) subir l’éloignement de la Terre et de leurs proches, qui s’accentue avec le défilement des années-lumière. Ainsi, leur famille et leurs amis restés sur Terre vieillissent plus vite qu’eux. La prise en charge physique et émotionnelle des personnels présents sur ari-me apparaît donc nécessaire pour leur maintien en bonne santé. Cette forme de care, c’est-à-dire de sollicitude, marque une rupture entre La Séquence Aartdman et les autres romans de SF qui mettent en scène un équipage de vaisseau dans un huis-clos, Tau Zéro de Poul Anderson en tête. On remarque par ailleurs que le vaisseau fonctionne sans hiérarchie stricte au sein de son équipage, qui fonctionne en démocratie directe et répartit les tâches de manière égalitaire. À ce titre, on peut rapprocher ari-me d’une forme d’utopie qui emprunte aux expériences anarchistes.

Par opposition, sur Terre, Saul Pandelakis met en scène un monde capitaliste et uberisé à l’extrême. On peut définir l’uberisation par le fait que les technologies du numérique, sous forme d’applications ou de plateformes, entrent en concurrence avec l’économie classique pour la réalisation de services. L’application Uber entre par exemple en concurrence avec les services de taxis. L’un des problèmes de l’uberisation se situe dans la précarisation des travailleurs, qui ne disposent pas du statut de salariés et qui sont donc payés à la tâche et avec un salaire fixe. Aux yeux de la justice (française en tout cas), cela peut relever du travail dissimulé, comme le montre la condamnation de Deliveroo par le tribunal correctionnel de Paris.

Dans le cas de La Séquence Aartdman, l’économie classique n’existe plus, puisque tous les secteurs d’activité ou presque ont été uberisé et se retrouvent dans une seule application qui régit la totalité des vies des citoyens, Lootoo. Cette dernière fonctionne grâce à un système de points qui rappelle le crédit social mis en place en République Populaire de Chine. Ce système de points supplante presque l’argent, et pousse notamment les humains à effectuer des « microjobs », c’est-à-dire des tâches ingrates souvent extrêmement courtes qu’ils doivent enchaîner s’ils veulent se maintenir au bon nombre de points pour espérer garder leur logement. En effet, les travailleurs peuvent se voir délogés du jour au lendemain par manque de points, mais aussi parce que l’espace urbain est sans cesse déclassé en termes d’impact environnemental par les propriétaires qui veulent les reclasser pour gagner des points et les gentrifier. Ces microjobs sont souvent dépossédés de leur sens et deviennent alors aliénants, à l’image de la tâche qui consiste à être « vigile à côté d’une poubelle » (oui oui).

Ainsi va la précarité aujourd’hui. Les pauvres, comme de tous temps, n’ont pas d’argent. Mais la notation est une tout autre devise. Ce que vous ne pouvez payer en fric, on vous le débitera en points. Avec votre crédit qui chute, c’est tout l’horizon qui se ferme. Les mal-notés ne peuvent refuser les relogements, ne peuvent refuser les emplois. Même si cet emploi est un micro-job, une tâche de dix minutes à l’autre bout de la ville. Même si faire une heure de métro pour aller faire ladite tâche n’a absolument aucun sens en termes « économiques ». Mais c’est ce qui se passe, quand l’argent disparaît, quand le capitalisme apprend, paradoxe suprême, à se passer de lui.

Saul Pandelakis décrit donc un monde où les populations les plus précaires sont dépossédées de leurs choix de vie et se voient imposer des travaux absurdes et des logements insalubres. La société capitaliste développe alors un « paradoxe suprême », celui de se passer de l’argent qui pourtant constitue la base de sa structure, au profit du système de points, bien plus aliénant pour les classes laborieuses, qui se trouvent alors soumises au système du « bid ».

On remarque par ailleurs que le divertissement prend la forme de « micromédias », des contenus courtes qui évoluent dans la direction souhaitée par le spectateur. L’auteur nous montre ainsi un récit dans le récit, celui de Made of Silk, qui relate l’histoire de Sara et Nina, des humaines qui découvrent l’existence de mondes parallèles. Cependant, à la différence des contenus audiovisuels traditionnels, les micromeds sont personnalisables par leurs spectateurs, qui peuvent les faire dévier de leur trajectoire initiale.

Les micromeds : des fictions courtes, mais potentiellement infinies, grâce à la magie des IA scripts. Tout le monde commence avec le même épisode, mais booste les éléments de la fiction qu’il préfère. Il suffit d’envoyer des pictogrammes ciblés pour matérialiser ses envies. Plus de drama, plus de blagues, plus de mystère, plus d’action, moins de dialogues, plus de porn ? Vous pouvez demander tout ça.

Cette définition des micromeds est marquée par leur interactivité avec le public, montrée par l’énumération construite sur un enchaînement de phrases interrogatives averbales. On remarque que les IA font acte de création originale et non pas un mashup de licences existantes, comme pouvait le décrire Jean Baret dans VieTM par exemple. Ici, les IA qui proposent des scénarios font acte de création et se rapprochent, voire surpassent, de véritables scénaristes. Ces micromeds peuvent toutefois revêtir un aspect de société du spectacle, puisque les luttes sociales se trouvent noyées dans l’hyperpersonnalisation des contenus audiovisuels. Saul Pandelakis montre toutefois que la prise en charge création de contenus par des IA ne signifie pas la mort de l’art ou de l’originalité.

La Terre comme anti Blade Runner, ari-me comme anti huis-clos


L’époque décrite dans le roman ouvre une ère posthumaine, puisque les humains sont en passe de disparaître. L’espèce dominante est, ou sera dans un futur proche, donc celle des bots. Cependant, ceux-ci s’interrogent sur la manière dont il faut envisager la disparition de l’humanité en tant qu’espère, mais aussi le fait qu’homo sapiens constitue leur référent. En effet, ils ont été créés par des humains (hé oui) et s’appuient sur la pensée, la langue et la forme humaine. Pourtant, la notion d’égaler ou d’imiter leurs créateurs apparaît caduque alors même qu’elle constitue le système de référence de la pensée bot, qui est par nature posthumaine, ce qu’Asha rend explicite dans un dialogue avec une journaliste.

— Mais on dirait que vous défendez les bots contre un ennemi qui n’existe pas. Le vécu humain est à présent minoritaire.
— Vécu minoritaire sur le plan numérique, mais pas dans les discours. La subjectivité humaine est encore notre référent, pour le meilleur et pour le pire. Les bots sont très en retard sur les outils de pensée.
— Des modèles plus récents arrivent pourtant largement à égaler les humains, ça, vous ne pouvez pas le nier…
— Mais voilà, regardez votre choix de mots : « égaler ». Comme si notre but, en tant qu’êtres créés par des humains était de les imiter… Nous avons NOS corps. Une corporéité bot. Elle existe cette corporéité, mais nous ne la pensons pas… Ou pas assez.

Ainsi, même si le mode de vie humain est minoritaire et diminue de plus en plus à cause de la baisse de fertilité, il constitue le discours dominant. Les bots se dépossèdent dans la langue de leur individualité en posant homo sapiens comme un référent dont ils doivent constituer une mimesis. Asha met donc en évidence que les bots n’ont pas à « égaler » les humains, et par extension se penser eux-mêmes et par eux-mêmes. Ainsi, même si les bots sont devenus autonomes, ils ne parviennent pas encore à se détacher du spectre de leurs créateurs.

En tant qu’individu, Asha examine les ressorts de l’empathie qu’elle peut ressentir pour les humains, mais pas pour les bots, ce qui apparaît comme une forme de contradiction.

Voir Zahir l’enveloppe toujours d’un sentiment vague de sécurité, une forme de tiédeur, un truc hyper physique. Elle se sent coupable de ne pas avoir les mêmes sentiments avec et pour Tondo. En fait, elle n’a de sentiments de ce type pour aucun bot, alors qu’elle refuse l’idée que les humains détiennent le chiffre secret de l’amour et de l’empathie. C’est une de ses contradictions. Elle en connaît beaucoup.

Elle ne souhaite en effet pas laisser « l’amour » et « l’empathie » aux humains, puisqu’elle, ainsi que les autres bots, est capable de les ressentir, comme en attestent sa relation amoureuse avec Sean, mais aussi l’amitié qu’elle partage avec Zahir, militant anarchiste radical et Tondo Touay, un bot qui consomme beaucoup de contenus audiovisuels.

L’empathie et le care font donc partie de la gamme d’émotions et de comportements dont font preuve les bots, mais aussi les IA d’ari-me, qui se lient avec l’équipage du vaisseau et aident ses membres au quotidien. D’ailleurs, si on peut considérer que Roz et ses camarades de voyage vivent dans un environnement en huis-clos, la manière dont sa vie est décrite, avec ses routines, ses réunions de travail, l’organisation et la répartition des tâches, le topos du huis-clos comme lieu de tension narrative ou d’horreur se trouve subverti. En effet, si la vie de Roz sur le vaisseau ne se déroule pas sans heurts et est marquée par l’éloignement de la Terre et la solitude, elle lui permet de construire, comme lorsqu’il apprend à faire la cuisine et préparer des repas pour ses camarades, par exemple. Je l’ai trouvé particulièrement attachant, tout comme Asha. Pour revenir aux IA du vaisseau, on observe qu’elles sont liées à l’équipage et apprennent avec ses membres, comme le montre le fait que Roz et Mim enseignent le langage à Aartdman, qui ne comprend pas l’argot de prime abord, mais aussi la musique. L’IA finit d’ailleurs par développer une véritable sensibilité.

Cette sensibilité des machines et l’empathie qu’elles peuvent éprouver les unes pour les autres ou l’humanité suscite des échos avec le roman Blade Runner de Philip K. Dick, dans lequel des androïdes sont réduits en esclavage par une humanité qui leur refuse la liberté, en arguant que ce qui les différencie de l’espèce humaine est leur absence d’empathie. Dans le cas du roman de Saul Pandelakis, les bots ne se distinguent pas des êtres humains par l’empathie parce qu’ils en sont capables. La Séquence Aartdman se construit comme une sorte d’anti-Blade Runner, puisqu’il montre une cohabitation possible entre les êtres humains et les androïdes.

Enfin, le point de vue d’Asha nous donne à voir une différenciation des bots vis-à-vis des humains, avec des expériences qui n’appartiennent qu’à eux, à l’image du « silencic ». Je vous laisse cette description que je trouve sensible avant de passer à la conclusion.

Une situation de silence si complet, si équilibré, que la personne bot peut entendre ses process, mais sans forcer. C’est différent pour chacun. Asha en a connu qui disaient entendre le vacarme d’une rotule, quand d’autres parlaient d’un son au-delà du sonore, l’infrasecousse d’une ligne de code qui fait légèrement chauffer, quelque part, un composant. Ou peut-être était-ce la combinaison des deux, la sensation d’avoir une hanche couplée à quelque chose de l’ordre du toucher, comme si on caressait la forme de chaque caractère dans le programme, chaque petite lettre bouclée dont l’empilement construit le lien entre partie et partie… et que tout cela était mis en musique, mais plus comme un tempo, une nappe muette.

Le mot de la fin


La Séquence Aartdman est un roman de science-fiction de Saul Pandelakis. L’auteur y décrit une Terre peu à peu vidée de son humanité, détruite par la mauvaise qualité de l’air et la baisse de fertilité, en parallèle du vaisseau ari-me, expérience anarchiste de voyage spatial visant à terraformer des planètes pour les rendre compatibles avec la vie humaine, à travers deux personnages points de vue, Asha et Roz. La première est une bot transgenre qui vit sur Terre et observe l’uberisation extrême de la société, qui contraint les travailleurs à changer sans cesse de travail et de lieu d’habitation. Le second est un homme trans qui fait partie de l’équipage d’ari-me, chargé de veiller sur l’IA du vaisseau.

À travers la description sensible du quotidien de deux personnages profondément attachants, Saul Pandelakis donne à voir un futur particulièrement sombre, mais il le montre sous le prisme du quotidien d’individus porteurs d’espoirs.

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