Bienvenue à Sturkeyville, de Bob Leman

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un recueil de nouvelles fantastiques et Weird exhumées par les éditions Scylla, ce qui me permet d’alimenter un peu la catégorie Exhumation du blog.

Bienvenue à Sturkeyville, de Bob Leman

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Introduction

Bob Leman est un auteur d’horreur et de science-fiction américain né en 1922 et mort en 2006. C’est un auteur très peu connu, parce qu’il n’a publié que seize récits au cours de sa carrière, entre les années 1970 et 1980.

En France, il a été traduit dans la revue Fiction à la même époque, mais il était tombé dans l’oubli.

Xavier Vernet de la librairie et des éditions Scylla, a alors réédité les nouvelles de l’auteur se déroulant dans la ville de Sturkeyville avec une traduction de Nathalie Serval et des illustrations d’Arnaud S. Maniak. Le recueil Bienvenue à Sturkeyville est paru en Février 2020 et regroupe six nouvelles, parues entre 1979 et 1988, et se déroulant dans la bourgade américaine de Sturkeyville.

Mon analyse du recueil traitera de l’appartenance des nouvelles au genre de la Weird Fiction, dans la manière dont elles s’y inscrivent mais aussi la façon dont elles peuvent s’en distinguer.

L’Analyse

Weird, mais pas que ?

Avant d’aller plus loin, il est important de donner une définition de ce qu’est la Weird Fiction.

La Weird Fiction peut être définie comme un récit qui mêle les caractéristiques « surnaturelles, mythiques, horrifiques et scientifiques » pour reprendre les mots du camarade Apophis. On peut donc affirmer que la Weird Fiction mêle des topoï venus du Fantastique, de l’horreur et de la SF. Mais la Weird Fiction ne combine pas seulement des caractéristiques des genres de l’imaginaire, elle s’en sert pour frapper le lecteur grâce à une « atmosphère de crainte haletante et inexplicable de forces extérieures et inconnues », qui mobilise « la conception la plus terrible du cerveau humain », à savoir le fait « que la suspension des lois fixes de la Nature sont notre seule barrière face aux assauts du chaos et des démons de l’espace insondable », pour reprendre ici les termes employés par un certain Howard Philips Lovecraft dans Epouvante et surnaturel en littérature.

On pourrait donc définir la Weird Fiction comme un genre qui mêle des caractéristiques du fantastique, de l’horreur et de la SF, avec une dimension cosmiciste, qui ramène l’être humain à son insignifiance dans le cosmos, à l’échelle spatiale et temporelle. On peut également ajouter que les mécanismes surnaturels de la Weird Fiction reposent souvent sur le grotesque, c’est-à-dire des être humains et des créatures dont les corps sont transformés, disproportionnés, mutilés ou dégradés (parfois tout ça en même temps, oui oui). En cela, on pourrait dire que le courant du body horror, dans lequel s’illustre par exemple Tade Thompson dans Les Meurtres de Molly Southbourne, découle de la Weird Fiction.

On peut affirmer que les nouvelles de Bienvenue à Sturkeyville s’ancrent dans le registre Weird. En effet, Bob Leman mobilise un surnaturel grotesque, par exemple à travers les corps gigantesques et déformés de la famille Selkirk dépeinte dans « Odila », ou les transformations subies par les filles de la famille Feester dans « Les Créatures du lac », du fantastique horrifique, avec le ver doté de pouvoirs psychiques dans « La Saison du ver », les vampires dépeints dans « La Quête de Clifford M. », la maison hantée de « Viens là où mon amour repose et rêve », et même des tropes de la science-fiction, comme on peut l’observer dans « Loob », qui décrit un jeu avec la temporalité. Les nouvelles du recueil réunissent ainsi les composants du registre Weird, mais elles en portent également les marques narratives.

Les personnages des récits apparaissent ainsi souvent manipulés et aliénés par des forces sur lesquelles ils n’ont aucune prise et qu’ils ne peuvent pas parvenir à rationnaliser. Ainsi, Harvey Lawson, personnage principal de « La Saison du Ver », est dépossédé de sa volonté par un ver géant, Clifford M. se trouve frappé par sa véritable nature, Caleb et Nick Scoggins finissent par développer une obsession pour « Les Créatures du Lac », de même que Richard pour « Odila » Selkirk, Tom est prisonnier des manipulations de « Loob », et Webster se trouve envoûté par la maison dans « Viens là où mon amour repose et rêve ».

A l’aliénation des personnages s’ajoute leur dégradation graduelle, mentale et physique, puisque leur contact avec le surnaturel finit par irrémédiablement les marquer, ce qui témoigne de leur insignifiance en comparaison de certaines formes de vies ou événements trop horribles pour eux.

On peut parler de dégradation, mais également de dégénérescence progressive et héréditaire. En effet, toutes les familles dépeintes dans le récit sont frappées de dégénérescence, soit parce qu’elles sont frappées par une forme surnaturel qui les manipule et les détruit, comme les Lawson qui se trouvent sous l’emprise du ver de « La Saison du ver », les Feester et les Scoggins dans « Les Créatures du lac », et les Dappling sont détruits par les pouvoirs de « Loob », soit parce qu’elles sont une forme de surnaturel qui manipule et détruit, à l’image des Selkirk dans « Odila », qui ne sont qu’en partie humains, ou du fameux Clifford M, dont le cas est plus ambigu, puisqu’il est un porteur de surnaturel, puisqu’il est un vampire, mais se trouve dépassé par sa rencontre avec sa famille, qui n’est malheureusement pas aussi raffinée qu’il le souhaitait.

On remarque que Bob Leman explore certains tropes courants de manière différente, en mettant en avant l’aliénation entraînée par ces motifs. En effet, les phénomènes temporels engendrés par « Loob » enferment littéralement Sturkeyville dans la ruine et la décrépitude, la maison hantée de « Viens là où mon amour repose et rêve » enferme Webster à travers une forme d’amour fantomatique, et la figure du vampire dans « La Quête de Clifford M. » est enfermée dans une sorte d’état sauvage qui préfigure la disparition de son espèce. On peut cependant observer que l’auteur rationalise les vampires de manière scientifique, en mettant en avant leurs particularités biologiques et physiologiques, notamment dans la manière dont ils se reproduisent et élèvent leurs enfants, et dans la différence de leur appareil génital avec celui des humains (oui oui). Cette rationalisation des vampires contribue à les démystifier, et à la placer sur un stade d’évolution parallèle à celui d’homo sapiens, ce qui peut rappeler l’homo vampiris dépeint par Peter Watts dans Vision aveugle et Echopraxie.

Les nouvelles de Bienvenue à Sturkeyville semblent aussi faire des clins d’œil à un certain HPL, qui s’avèrent plus ou moins évidents à repérer. On remarque par exemple que Bob Leman fait mention du lac « Howard », du domaine « Philips », et de la famille « Love » dans « Les Créatures du lac », qui est une nouvelle qui met en scène des créatures humanoïdes, grotesques, dangereuses, et coupables de meurtres, vivant dans l’eau (qui a dit Profonds ?). Ces clins d’œil permettent de situer l’une des inspirations de l’auteur, à savoir le Maître de Providence (et pas… quelqu’un d’autre), tout en affirmant sa différence avec les auteurs dont il s’inspire.

En effet, Sturkeyville s’avère un lieu propice aux horreurs et au surnaturel grotesque et ignoble, puisque cette ville comprend quand même un ver géant capable de se métamorphoser et de contrôler les esprits, des créatures marines meurtrières, des vampires, une famille entière de créatures titanesques, un être capable de manipuler le temps et une maison hantée et aimante à sa manière (vous conviendrez que ça fait beaucoup).  Cependant, contrairement à HPL, Bob Leman insuffle de l’humanité à ses personnages, en leur conférant une psychologie grâce à la mise en scène de leur subjectivité. On comprend alors leurs motivations lorsqu’ils agissent, mais également toute leur aliénation lorsqu’ils sont pris et enfermés par l’horreur et le surnaturel. On peut d’ailleurs remarquer que la subjectivité des personnages des récits du recueil est parfois directement retranscrite, puisque trois des récits sur six, à savoir « Loob », « Odila » et « Les Créature du lac », prennent appui sur un point de vue à la première personne des personnages principaux des récits, ce qui peut renforcer l’empathie que le lecteur éprouve pour eux. « La Quête de Clifford M. » est narré à la première personne, mais il s’appuie sur un point de vue humain pour relater et observer la déchéance d’un vampire vivant parmi les humains.

Le mot de la fin


Bienvenue à Sturkeyville
est un recueil de nouvelles de l’auteur américain fort peu (et trop) méconnu Bob Leman, que les éditions Scylla ont choisi de remettre en avant en lui offrant une nouvelle traduction par Nathalie Serval.

Les récits du recueil s’ancrent dans le genre du Weird de par le surnaturel grotesque et aliénant qu’ils décrivent, plongeant les personnages qui s’y confrontent dans l’horreur. On y trouve par exemple un ver capable de contrôle mental, des créatures marines tueuses, et un personnage capable de piéger malgré lui l’intégralité d’une ville au sein d’une décrépitude temporelle.

Bob Leman parvient également à conférer une part d’humanité tragique à ses personnages, en décrivant la manière dont leur psychologie évolue et se dégrade progressivement, ce qui amène le lecteur à ressentir de l’empathie face aux horreurs dans lesquelles ils sont enfermés.

La lecture de ce recueil fut une formidable découverte !

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