Interview de Mathieu Rivero

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, j’ai l’immense plaisir de te proposer une interview de Mathieu Rivero, autour d’Or et nuit, Ce qui vient la nuit et Tout au milieu du monde chez les Moutons Electriques, et Madharva chez les Projets Sillex.

Je vous rappelle que vous pouvez retrouver les interviews d’auteurs grâce au tag « Interview » ou dans le menu du blog.

Je remercie chaleureusement Mathieu Rivero pour ses réponses détaillées, et sur ce, je lui laisse la parole !

 

Interview de Mathieu Rivero

 

Marc : Peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

Mathieu Rivero : Hey ! Mathieu (Rivero), majeur et vacciné, l’esprit en pagaille. Je suis écrivain, traducteur anglais-français, je trempe gentiment dans le journalisme et dans le jeu de plateau, professionnellement. Je suis fasciné par la narratologie et il paraît qu’on m’a déjà vu vu grimper à des murs. Bref, ma vie est passionnante, mais seulement pour moi : un comble.

 

Marc : Tu es l’auteur de plusieurs romans, Or et nuit, Madharva, la série Chimère Captive, mais aussi des romans graphiques, Tout au milieu du monde et Ce qui vient la nuit, coécrit avec Julien Bétan et Melchior Ascaride. Comment les idées de ces récits te sont-elles venues ?

Mathieu Rivero : Très différemment, pour les uns et les autres ! Pour Or et Nuit, c’était un mélange d’errements curieux sur les mythes, leur répartition et leur ambiguïté, notamment celui du Dahaka/Zahhak. Bien entendu, les ambiguïtés soulevées ont donné lieu à des personnages (Azi, Abû, Fitna, principalement), auxquels sont venus se greffer tout un cast secondaire. Shéhérazade n’est arrivée qu’en dernier ! Pour les Arpenteurs de rêves (Chimère Captive et Songe Suspendu), c’est l’idée d’une nouvelle de mon cru qui m’a lancé. La nouvelle était mauvaise mais son idée, marquante : c’était la simple possibilité de voyager dans le monde réel par le biais des rêves des autres. Je pensais en faire un plus gros roman, mais au final, nous avons découpé le synopsis, avec l’éditeur. Dire d’où vient l’idée de cette nouvelle, je m’en avoue incapable. J’ai la fâcheuse tendance de tenir pas mal de choses sur feuille volante ou carnet (j’en jette la majorité, et pourtant, j’en ai un sacré paquet à la maison).

En revanche, Madharva est sûrement plus identifiable. C’est un reflet de mon intérêt pour les sciences médicales en général, et je peux dire le déclic exact, qui me vient d’un jour où j’ai vu un vieux monsieur à la prothèse grinçante, ceci peu après avoir lu des choses sur l’hyperspécialisation des prothèses sportives. Le fossé entre les deux m’est apparu directement, le cyberpunk s’est installé une fraction de seconde plus tard et le ton de polar noir est arrivé ensuite comme complément.

Pour les illustrés avec Julien et Melchior, ça s’est passé différemment. Tout au milieu du monde est né d’un brainstorming, un dimanche matin fatigué aux Imaginales ; nous voulions écrire un truc ensemble avec Julien, et l’idée derrière TMM était de twister le voyage initiatique à notre sauce, avec sûrement pas mal de choses personnelles dedans. Pour Ce qui vient la nuit, c’est Melchior qui nous a envoyé le Lai de Bisclavret. Il voulait faire quelque chose dessus, on a dit banco, il a dit banco, on s’est frottés les mains et on a fait chauffer les claviers. La création à plusieurs, c’est quand même très différent : les idées se croisent et s’enrichissent, s’épurent parfois.

 

Marc : De manière générale, comme se sont déroulées les rédactions de tes romans ?

Mathieu Rivero : Hyper différemment : Or et Nuit s’est fait par tâtonnements, Shéhérazade ne s’invitant qu’à la deuxième réécriture (sur quatre ou cinq, ha ha), si bien que vers la fin, j’en avais vraiment marre de ce roman. J’ai fait toutes mes erreurs. Chimère et Songe furent plus ramassés, Madharva aussi. D’ailleurs, pour Madharva, j’ai mis un an à en écrire un quart, deux mois à écrire les trois quarts suivants et à faire les corrections dessus. Ça m’aura demandé pas mal d’énergie, mais j’en suis très content ! TMM et CQVLN, comme c’est à quatre (voire six) mains, c’est beaucoup de dialogue, beaucoup de planification. Dès qu’on avait un peu de temps pour écrire, on se prenait une scène dans notre tableau, en général linéairement, et, surtout, on réécrivait beaucoup. Normalement, on ne voit pas trop les sutures entre le style de Julien et le mien pour cette raison-là : sur certaines scènes, on a dû passer, collectivement, une dizaine de coups de pinceau.

Je me rêvais plutôt organique, mais j’ai besoin d’organisation pour écrire. De savoir où je vais, ce que je veux faire, créer, ménager et, surtout, ce que je veux ne pas dire, donc je planifie pas mal.

 

Marc : On peut remarquer que tes romans se déroulent dans des univers très différents les uns des autres, puisqu’Or et nuit se situe dans un univers de Fantasy Orientale et médiévale, Chimère captive relève de la Fantasy Urbaine, et Madharva du Cyberpunk. Pourquoi travailler dans des genres aussi différents ? Observe-tu une différence entre le fait d’écrire de la Fantasy et le fait d’écrire de la SF ?

Mathieu Rivero : J’admets volontiers aimer la prise de risque que constitue le fait de plonger dans un univers ; qu’il s’agisse des recherches, des codes à assimiler, de l’intrigue qui ne doit pas être trop bateau, et même du style à trouver. Entre Or et Nuit et Madharva, il y a une grande différence de style, qui me fait d’ailleurs dire que je suis meilleur en contemporain, sans vouloir cracher sur le style de ma fantasy : c’est juste beaucoup moins de travail pour moi, lexicalement, techniquement. Aller chercher la différence entre moucharabieh et jalousies pour Or et Nuit, c’était amusant (et jalousies est tellement meilleur pour les thèmes du roman !), mais quand on en vient à parler des systèmes de fermetures de sandale, ça devient du pinaillage très chiant. Et puis, il y a l’énergie que j’ai envie de mettre dans un univers. Basculer Madharva en fantasy ou Or et Nuit en SF, pourquoi pas ? Sauf que les choses me sont venues comme elles me sont venues, et je m’écoute : quand la mélodie de la partition me vient avec certains instruments, je ne vais pas changer toute l’instrumentation juste pour me causer des difficultés. Par contre, il m’arrive régulièrement d’expérimenter, plus localement (le passage aveugle de Madharva, les enchâssements d’Or et Nuit, l’obscurantisme et les visions de TMM (quoique c’est peut-être Julien Bétan qui les a écrits, ces passages, vous ne saurez pas).

Ce pendant-ci de l’écriture n’est pas très glamour, désolé ! 😉

Pour la différence entre fantasy et SF, si j’en vois bien une, c’est celle de la gestion de l’information. Si votre fantasy n’a pas de palantir portable ou d’internet, autant vous dire que c’est cool. Dès que l’info est répandue partout, c’est un cauchemar pour faire durer le suspense. C’est là où on se dit « OK, c’est donc pour ça que dans les films d’horreur, il n’y a plus de signal… » La communication, c’est l’assurance d’un secours, d’une aide extérieure qui a la fâcheuse tendance à désamorcer toute tension. Il y a aussi une poésie différente, qui tient plus aux codes du genre ; j’ai l’impression (sûrement super fausse) que la fantasy fait de la poésie du monde et de son esthétique, quand la SF fait de la poésie du concept ou du personnage.

 

Marc : Deux de tes romans, Or et nuit et Madharva, ont pu bénéficier de rééditions dans des versions revues, corrigées, et augmentées, dans le cas de son passage dans la collection Hélios pour Or et nuit et dans le cas de sa réédition chez Sillex. Comment t’y es-tu pris pour corriger et augmenter ces romans ? Comment tes éditeurs ont-ils perçu ce retravail de tes textes ?

Mathieu Rivero : Or et Nuit souffrait surtout d’une fin un peu sèche. J’ai donc développé ce volet-là, et explicité certaines choses dans la relation entre Shéhérazade et Tariq, car elle est généralement mal comprise – je la trouve à l’antithèse du romantisme et absolument pas glorifiée. Mais si c’est mal compris, c’est sans doute que j’ai mal fait mon job ; l’opportunité se présentait d’arrondir ces angles-là. Je l’ai saisie tranquillement, avec la bénédiction de mon éditeur, qui m’a dit encore plus apprécier le roman qu’à la première lecture. Pourquoi, je ne sais pas : j’ai bien conscience avoir fourré des parallélismes et des effets de miroir absolument partout, et que ce n’est pas ce qui saute aux yeux, mais je me dis que cela peut participer à créer une ironie dramatique très satisfaisante.

Quant à Madharva, cela a été différent, puisqu’il y a eu changement d’éditeur. J’ai toujours eu un regret, afférent à l’ambition que j’avais sur la narration. C’était après le monde somme toute lyrique d’Or et Nuit, je voulais, en contraste, écrire quelque chose qui râpait, qui mordait et qui se foutait des murs. David est bien plus nerveux et gouailleur ! Comme j’avais une narration interne, tout était vu de son prisme (assez étroit) et la thématique artistique était vue rapidement, brossée par l’intrigue sans force. J’ai fait part de ce regret à Nicolas Marti, l’éditeur de chez Projets Sillex, et il a accueilli ma suggestion de remaniement avec joie. J’ai donc dérogé un peu à ma promesse de narration initiale, puisque je me suis résolu à ajouter des scènes avec Madharva. J’en ai profité pour effectuer deux-trois retouches, notamment sur deux dialogues qui m’avaient toujours paru un peu faibles sans que je sache comment les améliorer.

On parle rarement de la compétence d’écrivain, et pourtant, c’est ce qui se joue là : on maîtrise ou non tel ou tel outil narratif, on a la subtilité nécessaire pour gérer le suspense ou le mystère, on sait gérer (ou pas) les attentes du lecteur sur une enquête…  Il y a beaucoup de choses instinctives, mais cela s’apprend vraiment. Au fond, cette idée de texte légèrement changeant me plaît autant qu’elle me fait peur.

 

Marc : Lors de sa réédition, Or et nuit est resté chez le même éditeur, mais Madharva a changé de maison d’édition, et est passé de Rivière Blanche aux Projets Sillex. Est-ce que ce changement de maison a influencé tes corrections ? Comment s’est déroulé le processus éditorial de Madharva ?

Mathieu Rivero : Madharva a en fait eu trois éditions. La numérique du pure player Walrus, celle de Rivière Blanche et celle de Projets Sillex. Pour Walrus et Rivière Blanche, on a synchronisé les montres sur le texte et le titre – ça a été la galère ultime. Je ne suis pas le meilleur à trouver les titres pour mes romans, et Madharva a été sans conteste le pire manque d’inspiration pour ça, mais c’était la galère : il fallait un truc qui en dise sur l’univers, qui soit tourné vers ses thématiques, qui ne révèle rien de trop car l’intrigue se déplie assez fort. Chez RB et Walrus, ils avaient des attentes différentes (se démarquer du restes des titres chez RB, être singulier et fort chez Walrus), donc mon titre de travail « Madharva » s’est trouvé transformé en La voix brisée de Madharva, ce qui est cohérent, mais ne parle que d’un des deux protagonistes. Au passage chez Sillex, on a opté pour revenir au titre de travail simplement parce qu’il fonctionne bien en tant que titre. Sémantiquement, il me convient moyennement (pour ceux qui l’ont lu, vous savez ce que signifie Madharva 😉 ), mais il va bien au roman tout de même.

Le reste du processus éditorial pour le passage chez Sillex a été simple : l’éditeur a fait une passe de corrections édito sur le roman, j’ai rajouté les scènes, on a tout validé et pif-pouf. Je pense que cela découle d’une certaine facilité à communiquer avec l’éditeur (on vit à trois cent mètres) et des thés impromptus qui durent deux heures, à papoter de considérations éthiques et esthétiques, éditoriales, etc. Grosso modo, on refait le monde sans être ivres.

 

Marc : Or et Nuit reprend le personnage de Shéhérazade, personnage conteur des Mille et une nuits. Pourquoi avoir choisi ce personnage comme focalisateur et narrateur de ton récit ? Est-ce que c’est le choix de ce personnage qui a motivé ton choix de jouer avec l’acte de raconter une histoire ?

Mathieu Rivero : Or et Nuit a toujours été ancré dans les contes, et jouait, dès sa première version, sur la notion d’offuscation de la réalité historique par les légendes. Ça créait des histoires fun, des récits en tiroir avec des légendes qui donnaient sens aux événements « historiques » du roman, ou inversement. Les légendes ont dégagé, peut-être parce qu’elles étaient un peu nazes, mais surtout parce qu’il y avait plus malin à faire.

Shéhérazade s’est installée après l’établissement de l’intrigue principale ! Ça a été un sacré boulot que de l’intégrer correctement, d’ailleurs. J’avais un vrai souci de distribution d’information : j’avais un saut de points de vue, mais, surtout, une intrigue très éclatée, très « éditorialisée », car elle ne sélectionnait que des moments-clé. Il fallait un organe narrateur et, étant donnés le contexte et l’univers de possibilité qu’elle ouvrait, elle a été toute désignée. C’était aussi une bonne manière d’accentuer la thématique du passé qui hante et dont on souhaite s’affranchir, de créer encore plus de ces parallélismes dont je parlais plus tôt. Ces thématiques existaient en filigrane, mais grâce à Shéhérazade, elles ont pu claironner haut et fort.

 

Marc : Le roman décrit différentes manières d’aborder le pouvoir politique, puisqu’Azi Dahaka cherche à gouverner par la force, tandis qu’Abu Bakr se concentre sur l’intellect. Pourquoi avoir mis en scène deux types d’exercice du pouvoir ?

Mathieu Rivero : Je pense que je voulais opposer des façons très naïves de voir le pouvoir politique. Tu ne m’as cité qu’Azi et Abû, mais pas « les vieux ». L’avenir appartient aux jeunes, certes, mais en attendant ce sont les croulants qui mènent la danse, et les idéaux, ils se brossent un peu avec.

La politique est un peu au second plan dans Or et Nuit, malgré les positions de pouvoir des personnages. L’important était plus la notion d’héritage et d’accomplissement personnel, de poids du passé sur les épaules et de comment s’en affranchir. Il y a une présence malveillante qu’on ne découvre qu’aux deux tiers du roman, et n’est qu’avenir rêvé et gâché, d’où le titre du dernier chapitre, « Pour les espoirs tyrans ». S’il y a discours, il a plus trait à la gestion de soi qu’à la gestion des affaires intérieures et extérieures d’un état (ou d’un royaume). Les jeunes gens essaient de se débarrasser du poids des traditions, du poids des idées passées, mais aussi et surtout, des rêves que les vieux projettent sur eux.

En revanche, je me vois mal nier que cela ne m’intéresse pas de parler de politique, et Madharva est là pour en témoigner de façon un peu plus manifeste. En tant que lecteur, j’admets beaucoup aimer les romans qui ne se cachent pas derrière leur mouchoir sur le sujet.

 

Marc : Madharva, avec ses personnages augmentés cybernétiquement, ses cyborgs, sa technologie omniprésente et ses entreprises omnipotentes, s’ancre dans le genre du Cyberpunk. Pourquoi avoir choisi le Cyberpunk comme cadre de ton roman ? D’après toi, pourquoi ce genre et ses thématiques sont-ils toujours d’actualité ?

Mathieu Rivero : Pourquoi le cyberpunk… Je crois que cette esthétique m’a toujours parlé, tout simplement. Gibson a prédit pas mal de choses, malgré les combinés de téléphone filaires et les Minitels ++. Mais je préfère parler de l’esthétique plutôt que du genre, justement : en tant que genre, le cyberpunk s’inscrivait dans la contreculture des 80s, alors qu’aujourd’hui, certaines thématiques sont dépassées, notamment en ce qui concerne les entreprises. Les GAFA sont des entreprises de cyberpunk : Google en sait plus sur toi que ta mère, les algorithmes de visibilité de FB ou Youtube sont là pour susciter envie de consommer (la plateforme) et angoisse du manque en même temps… Il y a tellement de cas à évoquer. Mais il y a le solarpunk, le hopepunk, le post-cyberpunk en ligne de mire, aussi : dans le genre cyberpunk, on a souvent une opposition assez ringarde de l’homme contre le système, alors que l’on sait aujourd’hui que les GAFA ne privent personne de son humanité (quoique, ça se discute). Cependant, il y a un certain côté luddite à pas mal d’œuvres du genre, un rejet de la technologie qui est intrinsèque à l’étendue de ses dérives. Je pense qu’il faut être un peu con pour omettre les bienfaits du progrès, cela dit. Cela fait partie des paradoxes qui m’intéressent, et, au fond, le genre est d’actualité s’il permet encore de poser des questions pertinentes, non ?

Je pense que ce que personne n’avait prévu, c’est l’invasion de la psychologie dans le monde de la tech et de l’information. Le A/B testing de certaines app free-to-play, par exemple, est impressionnant de malhonnêteté : on se sert des données de test pour produire un écosystème prédatoire qui pousse à la consommation… De même, la vente des données et l’intrusion de la publicité jusque dans notre canapé ou dans nos toilettes grâce  ou à cause des smartphones (je sais que d’aucuns le consultent aux toilettes, ne vous mentez pas). Je pense que la technologie est un vrai sujet, qui nous pousse à questionner nos limites en permanence. Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est la rapidité du renouvellement des problématiques, qui coïncide, bizarrement, à celui du renouvellement des technologies.

De là à dire que je referai de la SF ? Ben carrément, ptêt, oui.

 

 

Marc : Dans Or et nuit, tu décris des personnages métis d’humains et de djinns, et dans Madharva, tu t’intéresses à des figures d’hommes-machines, avec les cyborgs et les augmentés. Pourquoi t’intéresses-tu aux figures hybrides ? Quelle différence y a-t-il d’après toi entre les mélanges homme/surnaturel et l’hybridation homme/machine ?

Mathieu Rivero : Peut-être parce que je suis métis, moi aussi. Une histoire est faite de choses en mouvement, comme une belle discussion est faite de mélange d’idées ; je pense que ne pas aborder les interstices, l’espace aux franges, est une opportunité manquée. Ne faire que dans la fracture et le manichéen, c’est se priver de tout un registre, de la richesse de la diversité, aussi. On parle pas mal de diversité en ce moment et à vrai dire la question est cruciale. Les auteurs et autrices se rendent souvent compte de l’existence de ces problématiques, mais je crois que certains débats, ces dernières années, ont mis la puce à l’oreille des créateurs : il fallait faire quelque chose. Pas mal de monde a pris le problème à bras le corps, chacun-e y va de son expérience personnelle, et ça donne des romans très riches. Cependant, il y a encore pas mal de maladresses dans la représentation ou dans la communication autour d’elle, mais, aujourd’hui, c’est une compétence d’auteur qu’il faut avoir à son arc.

Finalement, tu me demandes, sous cape, la différence entre le surnaturel/le merveilleux et la machine… Et je suis bien en mal de te répondre. Le fait que la machine soit une création humaine qui lui échappe quelque peu a quelque chose d’intrinsèquement magique. Ne dit-on pas que la science qui nous dépasse nous paraît magique ? Pour ce qui est des hybridations, la magique d’Or et Nuit est héritée quand celle de Madharva est acquise… ce qui en fait une question de choix, et la notion est importante.

 

Marc : On peut d’ailleurs noter que ces deux romans s’appuient sur une séparation sociétale entre le magique et l’humain dans Or et nuit, puisqu’ils n’habitent pas le même monde, et entre l’homme-machine et l’humain dans Madharva, avec les discriminations subies par les cyborgs et les augmentés. Pourquoi ces séparations ? Pourquoi séparer les habitats des djinns et des humains ? Pourquoi mettre en scène les oppressions subies par des êtres humains augmentés ?

Mathieu Rivero : Pour Or et Nuit, il me fallait une explication logique pour la rareté du surnaturel. Il n’y a pas de djinns à chaque coin de rue, et la majeure partie des personnages considère la magie comme un conte, comme une partie importante du mysticisme et de la cosmogonie, mais pas comme une réalité. Le mythe de Salomon/Suleiman était parfait pour illustrer la division, tout simplement. J’avais aussi dans l’idée – cela trotte encore dans ma tête, parfois – de rédiger un autre roman dans cet univers, pendant la construction de ce mur, avec toutes les amitiés entre humains et djinns, toutes les amours, qui se déchirent lentement, inexorablement, ou qui transgressent la loi de Salomon.

En ce qui concerne Madharva, c’est plus une simple constatation sociale : les classes sociales se mélangent peu. Les augmentations, telles que je les vois, creusent les inégalités (ce qu’on voit déjà avec la fracture numérique et l’accès aux technologies de l’information, aujourd’hui). Je ne tiens pas particulièrement à ce motif de séparation sociétale pour autant ! Pour ce qui est des oppressions, la xénophobie, la peur de l’autre, me dérange profondément : je comprends qu’on ait peur de l’inconnu mais je ne comprends pas qu’on ne puisse pas faire usage de sa raison pour dissiper ses peurs et ses jugements hâtifs. Montrer une oppression sur des « privilégiés » ne fonctionnait pas très bien, en revanche. D’où, peut-être, l’histoire triste du corps de Madharva, qui, finalement, avait besoin de ces augmentations. L’agression qu’elle subit semble alors beaucoup moins fondée…

 

Marc : Madharva parle aussi de l’Art et de sa place dans la société, à travers la position de Madharva, dont la liberté artistique est très limitée par son agent. Pourquoi avoir choisi de traiter de la place de l’Art dans une société Cyberpunk et de l’aliénation qu’il peut engendrer sur un artiste ? Est-ce que tu considères que cela constitue un bon moyen de lutter politiquement ?

Mathieu Rivero : L’art a toujours eu une certaine portée politique, souvent à la botte du pouvoir, d’ailleurs, mais souvent, aussi, contestataire. Je recommande chaudement la pièce de théâtre Tableau d’une Exécution de Howard Barker à ce propos, qui traite exactement de ce sujet. Ici, le formatage et la pression de l’industrie artistique ne sont qu’un biais d’explorer le spectre de la liberté que l’on peut retrouver dans le roman. Toute représentation, tout art, aussi innocent qu’il se veuille, est politique. Merci d’être venu à mon TED talk ! Attention philosophie de comptoir bonjour : je ne mettrais pas l’art et la technique à des niveaux très différents dans Madharva. Ils se complémentent bien et représentent des symboles assez proches, mais avec une charge différente pour le lecteur.

Je pense que l’art est une bonne façon de faire bouger les esprits. Je te déroulerais bien toute une thèse sur les littératures de l’imaginaire et l’expérimentation philosophique spéculative, mais je ne sais pas si j’ai la place (et je tiens à mes nuits de sommeil) ; mais en gros, ça permet à l’art, et plus facilement aux genres spéculatifs (donc l’imaginaire) de mettre en place des dispositifs philosophiques ou politiques, de les faire jouer et d’observer leurs défauts et points forts.

 

Marc : Madharva déploie l’esthétique et une société propre au Cyberpunk, mais les idées des personnages, qui cherchent à changer le monde dans lequel ils vivent, peuvent plutôt le classer dans le Post-Cyberpunk. Pourquoi écrire un roman à cheval entre ces deux genres ?

Mathieu Rivero : Je crois que je t’ai donné des éléments ci-dessus ! Pour aller un peu plus loin, je dirais que vite, je me suis dit que le cyberpunk ne suffirait pas à l’intrigue, en tant qu’explication. Je me suis vite tourné vers le roman noir car cela allait bien avec ; en fait, faire de l’archétypal à fond ne m’intéresse pas. C’est un peu comme la cuisine, je fais les trucs à ma sauce : la recette c’est bien, faire ce que j’en veux, c’est mieux !

 

Marc : Le personnage de David De Vries exprime bien cette tension entre Cyberpunk et Post-Cyberpunk, puisqu’il semble être un personnage type des romans du genre, mais doté d’idées progressistes. Pourquoi avoir doté ton personnage de tels idéaux ?

Mathieu Rivero : Je vais la faire courte, mais c’est de la science-fiction. Les darons machos à l’excès, ça me fait moyen marrer dans la vie d’aujourd’hui, donc les archétypes ont pu un peu évoluer. Il faut qu’on passe outre les stéréotypes de la femme forte et du gros dur sensible, y’en a ras-la-casquette. Donc ouais, on a un David un peu libertin, qui a été anar (qui l’est sûrement encore un poil), qui a été soldat et qui essaie de se fondre dans la société avec son profil atypique. Tu noteras qu’il n’y a que peu de profils typiques dans le roman. Ari, peut-être, au final, est le connard archétypal en costume-cravate, le trader sans cœur. Et encore.

 

Marc : Comment s’est déroulé le processus de création et d’écriture de Tout au milieu du monde et Ce qui vient la nuit ? Comment se sont déroulés les échanges avec Melchior Ascaride et Julien Bétan ?

Mathieu Rivero : Autour d’une table, d’un coup de téléphone, et avec des documents en ligne partagés. On a pas mal travaillé de notre côté avec Julien, en proposant des idées d’illustrations ou de maquette à Melchior, qui nous proposait parfois des ajustements de texte, qu’on faisait avec plaisir. L’idée était quand même de proposer une expérience assez complète.

Sur TMM, nous avons un peu bloqué sur la fin, sûrement par manque d’expérience. Nous ne trouvions pas la bonne façon de conclure notre histoire : nous savions où nous pouvions aller, ou nous voulions aller, mais pas comment le faire. On s’est dit que laisser le champ libre à Melchior pouvait être intéressant, et on a pensé à ce système de double entonnoir, avec plus de texte au début et plus d’illustration à la fin. On a réorganisé un peu tout le texte pour accommoder cela.

Pour CQVLN, nous avons livré le texte quasi-fini à Melchior et il a illustré : c’était plus compliqué pour lui de s’impliquer tout au long de notre processus créatif à ce moment-là. On a pas mal communiqué tout de même ! On savait ce qu’on voulait en termes de dialogue texte-image, sur les moments forts, sur le renversement du livre à un moment. Le truc étrange, c’est que dans TMM l’écriture était en charge des visages alors que dans CQVLN, c’est l’inverse ! Et je dois l’avouer, Melchior nous a vraiment surpris sur des planches vraiment incroyables.

 

Marc : Sur quels projets travailles-tu actuellement ?

Mathieu Rivero : Je ne veux pas trop en dire, mais j’ai un bouquin qui devrait sortir à l’automne chez… je ne peux pas en parler, les snipers de la technocratie vont venir me chercher. Après, sur l’écriture de fiction, je suis un peu lent en ce moment, la faute à pas mal de boulot par ailleurs. J’ai collaboré avec Julien Bétan sur deux traductions très chouettes, deux jeux narratifs un peu hors-mesure : le Dilemme du Roi, un jeu où les joueurs incarnent des familles de conseillers gouvernant un royaume, et un autre, d’enquête, pas encore annoncé. Pour l’écriture pure et dure, j’ai principalement un roman en cours pour les Moutons Électriques et toujours des petites choses à droite à gauche (pas mal dans l’univers du jeu, d’ailleurs).

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