Un reflet de lune, d’Estelle Faye

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman qui met en scène un Paris postapocalyptique.


Un reflet de lune, d’Estelle Faye


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions ActuSF, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Estelle Faye est une autrice française née en 1978. Elle écrit de la fantasy et de la science-fiction. Elle a également publié une trilogie de romans de Fantasy chez Scrinéo, intitulée La Voie des Oracles et dont les deux premiers tomes ont été republiés dans la collection Folio SF, et un diptyque indépendant, Les Seigneurs de Bohen et Les Révoltes de Bohen aux éditions Critic. Estelle Faye publie également des romans pour la jeunesse, avec Les Guerriers de glace, paru chez Nathan, par exemple. Son prochain roman, Widjigo, paraîtra cette année chez Albin Michel Imaginaire.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Un reflet de lune, est paru en Janvier 2021 aux éditions ActuSF. Il se déroule dans le même univers qu’Un éclat de givre, paru en 2014 chez les Moutons électriques et au format poche chez FolioSF en 2017. Le roman se trouve dans un superbe objet livre, au même format qu’A la pointe de l’épée d’Ellen Kushner, et est accompagné d’une postface de Jean-Laurent del Soccorro, auteur du très bon Je suis fille de rage, que je vous recommande vivement.

Voici la quatrième de couverture du roman :

« Paris, un siècle après l’apocalypse. La capitale est plongée dans les pluies de printemps et Chet, dans une affaire qui le dépasse. Des sosies apparaissent pour lui faire porter le chapeau de crimes dont il est innocent. Du lagon du Trocadéro au repaire lacustre des pirates de la Villette, Chet arpente les bords de la Seine en crue à la recherche de ces mystérieux doubles, autant que de lui-même. »

Mon analyse du roman portera d’abord sur le Paris postapocalyptique décrit par l’autrice, puis je m’intéresserai au personnage de Chet.

L’Analyse



Paris, après l’Apocalypse


L’autrice décrit un Paris postapocalyptique en pleine reconstruction, au 23ème siècle. L’apocalypse a entraîné de nombreux changements, qu’on observe à travers le regard de personnages qui vivent dans un monde nouveau, bâti sur les ruines de l’ancien. À deux siècles de distance, on reconnaît ainsi les lieux décrits par Estelle Faye, avec le quartier latin, la Sorbonne, la Petite-Ceinture, l’Opéra, le Louvre, le Jardin des Plantes… D’autres ont été transformés. Un éclat de givre montrait par exemple les ateliers chirurgicaux sordides de l’Enfer, situés dans le quartier de Denfert-Rochereau. Dans Un reflet de lune, Estelle Faye décrit le quartier des Mareyeurs, où des marins et des pirates vivent au sein d’une microsociété coupée du reste de la ville, où ils festoient. L’autrice décrit un ensemble de microcommunautés disparates vivant dans Paris, qui disposent chacune de leur territoire et de leurs codes culturels, avec les scientifiques du Jardin des plantes, chargés de veiller sur les espèces végétales et animales, les Sorbonnards qui préservent les lettres et les histoires de l’ancien monde, les Priseurs du Néo-Louvre qui conservent les œuvres d’art du temps passé avec plus ou moins de violence, les Napoléoniens, qui vivent selon des règles « extrême, un poil trop intenses, même pour Paris », parce qu’ils vivent comme au dix-neuvième siècle et « vouent un culte » à Napoléon, les Mareyeurs, les gitans qui vivent à Notre-Dame, et les laissés pour compte de la Petite Ceinture, qui vivent d’expédients. Toutes ces communautés, auxquelles s’ajoutent des groupes sociaux intemporels, tels que les riches qui ont pu subsister face à l’Apocalypse, ou encore les artistes et le public des bars, des cabarets et des cafés, forment le macrocosme du Paris dépeint dans le roman. Chet se trouve en lien avec tous les microcosmes de Paris et en connaît les personnages illustres, ce qu’on observe dans le fait qu’il connaît Janosh, le roi des gitans, Enguerrand, le Commissaire-Priseur du Néo-Louvres, il apprend à connaître de très près Silver, la leader des Mareyeurs, Paul le Sorbon, Gabriel, le scientifique du Jardin des Plantes, et il se produit dans les bars. On peut déjà remarquer que le personnage connaît particulièrement bien la ville, ses communautés et ses habitants, plus ou moins marginaux, plus ou moins transformés.

En effet, l’autrice décrit des « hybrides », qui sont des « humains Génétiquement Modifiés qu’avaient créés les scientifiques de l’ancien monde », c’est-à-dire des transhumains censés résister aux « bouleversements climatiques », mais ostracisés et rejetés par l’humanité standard à cause de leur difformité. Ils forment alors une communauté isolée, au sein de la Petite Ceinture, mais aussi dans les souterrains des gares de métro et de RER. Parmi les transhumains décrits par l’autrice, on trouve également les Enfants Psys, qui sont des jeunes télépathes capables de lire dans les pensées et qui perdent leurs pouvoirs lorsqu’ils atteignent l’âge adulte. Leurs pouvoirs causent la crainte des habitants de Paris. On remarque donc que l’humanité standard rejette des individus transhumains, malgré leurs capacités à rendre justice de manière impartiale dans le cas des Enfants Psys par exemple. Ce rejet de la différence marque donc la subsistance d’une forme d’intolérance au sein de l’humanité, qui cherche également des boucs-émissaires en cas de crise, comme le montre les accusations qui pèsent sur les Mareyeurs lorsque les habitants de Paris recherchent des responsables à la crue de la Seine. En effet, l’intrigue du roman se déroule alors que la Seine, polluée par l’Apocalypse, menace de déborder à cause de la pluie continuelle et torrentielle qui s’abat sur Paris. La pluie confère une atmosphère mélancolique au récit.

Un autre élément qui a subsisté au sein du monde postapocalyptique d’Un reflet de lune est la fracture sociale. Les rapports de domination de classe existent toujours, comme on le remarque dans la relation entre Chet et Damien, son pianiste, qui provient d’un milieu particulièrement aisé et peut l’aider financièrement, ce que Chet refuse en partie, notamment pour conserver son indépendance. Mais le personnage qui marque véritablement la rupture entre la classe dominante et le reste de Paris, c’est François-Alexandre, aussi appelé Faxe, le frère de Damien, qui considère les individus comme Chet comme des jouets dont il peut disposer pour son plaisir et des moyens pour parvenir à ses fins. Il s’agit d’un personnage cynique et prêt à collaborer avec des scientifiques dénués d’éthique et les membres d’une secte pour accomplir ses objectifs, comme on peut le remarquer lorsque Chet le confronte à propos de snuff movies réalisés à partir de ses sosies (oui oui).

Je ne sais pas ce que je comptais déclencher, ce à quoi je m’attendais, mais certainement pas ce qui suit. Faxe fond sur moi, me colle au mur gluant d’humidité, me maintient par les épaules :

— Ce n’était pas ton corps, saltimbanque, réplique-t-il, et sa voix siffle de colère. Je leur ai demandé de trouver quelqu’un qui te ressemble. Avec le maquillage, je dois reconnaître, c’était assez saisissant. Mais ce n’était ni ton corps, ni ton visage. Alors cela ne te donne aucun droit, sur rien. Et n’essaye surtout pas de soutirer de l’argent sur ce film.

Les valeurs morales du personnage semblent ici complètement absentes, puisqu’elles ne portent pas sur la mort atroce de l’acteur du film, mais s’attachent à l’argent, et au plaisir esthétique d’observer la mort symbolique de l’ami de son frère à travers un meurtre réel et filmé. Avec le personnage de Faxe, Estelle Faye montre que l’univers qu’elle dépeint est autant en proie à la violence sociale que le nôtre.

Ce qui est aussi passé d’une époque à l’autre, c’est l’art. Des films sont conservés à la Sorbonne et dans les cinémas, des partitions de musique classique et de jazz subsistent et peuvent être jouées et chantées par des musiciens, et des tableaux ainsi que des sculptures sont jalousement conservées au Néo-Louvre. Cette conservation de la culture marque une continuité entre les deux époques et permet de rassembler les diverses communautés, puisque les concerts de Chet réunissent un public assez large et diversifié.

Chet


L’intrigue du roman d’Estelle Faye se déroule environ un an après les événements relatés dans Un éclat de givre. Un reflet de lune peut se lire indépendamment. Cependant, certaines clés de lecture apparaissent lorsqu’on a le roman précédent en tête, notamment lorsque Chet mentionne un certain « Galaad » qui hante ses rêves. Je comparerais ce fonctionnement des deux romans à la manière L’Empire du léopard et La Piste des cendres sont connectés chez Emmanuel Chastellière.

Les deux romans d’Estelle Faye sont connectés par la voix narrative de Chet, jeune chanteur de jazz dans les bars qui tente de (sur)vivre dans Paris. Le lecteur suit donc le quotidien du personnage, ses nombreuses mauvaises rencontres, ses concerts, ses (nombreuses aussi) histoires de cœur, à la première personne et au présent. Cette narration nous donne donc accès à l’intériorité de Chet, et à ses pensées, marquées par sa grande sensibilité et le souvenir de deux de ses relations passées, Tess et Galaad. Tess est une amie d’enfance et le « premier amour » de Chet, partie explorer les milieux naturels des régions dévastées par le cataclysme, tandis que Galaad est un personnage pour le moins important d’Un éclat de givre, mais je ne vous en dirai pas plus pour ne pas vous spoiler ce roman.

Un reflet de lune se concentre sur l’enquête de Chet pour trouver les responsables de la crue de la Seine qui menace de détruire Pariis, mais aussi qui emploie des doubles de lui pour commettre des crimes ou tourner des snuff movies. Le récit montre également la mélancolie du personnage face à la possible destruction de sa ville et le fait qu’on se serve de son identité, mais aussi son espoir d’une vie meilleure.

L’identité de Chet s’avère mouvante, d’abord parce qu’on peut lui voler pour l’usurper, ce qui le dépossède de lui-même et le contraint à presque littéralement se chercher. Cependant, Chet peut aussi transformer sa propre identité, lorsqu’il devient Thaïs, grâce au maquillage, au déguisement et à sa voix, lors de ses concerts. Le personnage modifie alors son identité de manière profonde par le biais du changement de genre. Estelle Faye met donc en scène deux types de doubles pour Chet. Un alter ego artistique et esthétique avec Thaïs, et des Doppelgänger avec ses doubles criminels ou manipulés. Mais à l’inverse d’une certaine Molly Southbourne, Chet n’est pas armé pour lutter contre ses doubles et est donc malmené physiquement et psychologiquement dans le roman, non pas par les sévices qu’il infligerait à ses ennemis, mais ceux qu’il subit lui-même.

Estelle Faye évoque également les nombreuses relations de Chet, souvent tumultueuses, mais pleines de passion, lorsqu’elle évoque des amours passées Damian, Tess, Galaad, Gabriel, mais aussi des aventures présentes, à travers Yaël, un fan amoureux de lui qu’il accueille chez lui. Ces relations montrent le caractère passionné de Chet, mais aussi son attachement sensible à ses amants.

Un reflet de lune questionne aussi l’héroïsme de Chet en explorant sa relation avec la ville de Paris, qu’il appelle « ma ville » à de nombreuses reprises, et qu’il cherche à défendre en cherchant les responsables de la pluie et de la crue de la Seine. Il apparaît alors comme un héros, ce qu’il a été « très brièvement » dans Un éclat de givre. Cependant, l’héroïsme de Chet est ambivalent, et ne s’illustre pas dans des coups d’éclats qui lui permettent de terrasser ses ennemis, mais par le fait que sa présence et son enquête attirent les coupables et des actions parfois (très) violents, ce que la fin du roman démontre, mais je ne peux pas vous en dire plus.

Le mot de la fin



Un reflet de lune est un roman de science-fiction postapocalyptique d’Estelle Faye qui met en scène un Paris réémergeant, un siècle après une Apocalypse. L’autrice décrit un univers au sein duquel différentes communautés plus ou moins humaines se sont construites au sein de la capitale, des Mareyeurs qui rêvent d’océan aux Priseurs et aux Sorbons qui conservent la culture des siècles passés, en passant par les Enfants Psys, capables de lire et d’infiltrer les pensées des humaines. Ces communautés ne sont toutefois pas exemptes de hiérarchies sociales, puisque des riches peuvent continuer d’étaler leur pouvoir pour écraser certains laissés pour compte.

Estelle Faye nous fait explorer ce Paris postapocalyptique par le biais de Chet, jeune chanteur de jazz. La voix narrative du personnage est marquée par sa sensibilité, mais aussi son amour pour la musique, sa ville, et ses relations, amoureuses ou non. L’enquête qu’il mène pour trouver les responsables d’une crue de la Seine qui menace de détruire Paris le confronte à sa propre identité et lui montre l’héroïsme dont il peut faire preuve.

J’avais beaucoup apprécié Un éclat de givre, et j’ai été très heureux de retrouver cet univers avec Un reflet de lune !

Je vous recommande les chroniques de Aelinel, Celindanaé, Boudicca, Fantasy à la carte, Dup, Zoé prend la plume,

Si vous vous intéressez au Paris postapocalyptique, je peux vous recommander la lecture des Derniers jours du Nouveau-Paris de China Miéville

4 commentaires sur “Un reflet de lune, d’Estelle Faye

  1. Je fais aussi partie des enthousiastes à l’issue de cette lecture. Quel plaisir de retrouver Chet, et quel plaisir de parcourir ce Paris envoûtant où plane un air de jazz. Excellente chronique comme toujours.

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