Widjigo, d’Estelle Faye

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman d’horreur insulaire (hé oui, encore).

Widjigo, d’Estelle Faye


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions Albin Michel Imaginaire, que je remercie chaleureusement pour l’envoi du roman !

Estelle Faye est une autrice française née en 1978. Elle écrit de la fantasy et de la science-fiction. Elle a également publié une trilogie de romans de Fantasy chez Scrinéo, intitulée La Voie des Oracles et dont les deux premiers tomes ont été republiés dans la collection Folio SF, et un diptyque indépendant, Les Seigneurs de Bohen et Les Révoltes de Bohen aux éditions Critic. Estelle Faye publie également des romans pour la jeunesse, avec Les Guerriers de glace, paru chez Nathan, ou le très récent L’Arpenteuse des rêves chez Rageot, par exemple.

Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Widjigo, est paru fin 2021 chez Albin Michel Imaginaire.

En voici la quatrième de couverture :

« En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer.
Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire.
Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres… »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la manière dont Estelle Faye décrit un huis-clos horrifique.

L’Analyse



Horreur et narration, huis-clos et monstration


La narration de Widjigo s’appuie sur un dispositif énonciatif qui permet un enchâssement. En effet, on suit d’abord Jean Verdier, un officier de la République à l’époque de la Terreur, chargé d’arrêter Justinien de Salers, un aristocrate. Le républicain parvient à trouver le noble, retranché dans un tour, et celui-ci l’invite à passer la nuit avec lui pour lui conter son histoire. Le roman s’ouvre alors sur une narration enchâssée, qui relate l’histoire de Justinien au point de vue interne, quarante ans auparavant, lorsqu’il se trouvait en Acadie, mais aussi et surtout lorsqu’il s’est rendu sur l’île de Terre-Neuve, sur laquelle il a dû survivre après un naufrage et a vu nombre de ses compagnons d’infortune disparaître les uns après les autres.

Ce dispositif narratif et son contexte énonciatif, une nuit dans une tour isolée, constituent un cadre propice à l’horreur et au surnaturel, de la même façon que l’île de Terre-Neuve, qui isole Justinien et ses camarades du reste du monde et les empêche de retrouver la civilisation qui apparaît extrêmement éloignée. Estelle Faye choisit donc une île comme cadre horrifique, en articulant la nécessité de survivre au sein d’un écosystème hostile de par ses températures particulièrement froides, mais aussi à un tueur qui rôde et un surnaturel qui émerge peu à peu et se montre de plus en plus brutal. Sans rentrer dans les détails, l’autrice subvertit le topos du personnage survivant qui raconte en interrogeant ou en mettant son doute son récit. En effet, Jean n’hésite pas à interrompre Justinien pour lui poser des questions sur les personnages qui peuplent son récit ou les incohérences qui semblent poindre (je ne vous en dirai pas plus). Ces retours au récit cadre permettent de mettre en scène l’acte narratif, dans son étirement et sa matérialité, puisque Jean est invité plusieurs fois à manger et boire par Justinien, dont l’histoire se déploie lors d’une longue nuit d’hiver. L’autrice met donc en scène une parole conteuse dans son récit cadre, ce qui lui permet d’aborder l’importance de l’acte narratif.

– Marie… je l’ai connue trop peu de temps, et je n’ai jamais su si c’était son vrai nom, ou celui qu’elle s’était donné, comme on se harnache d’une armure. Mais elle… elle m’a ramené à la vie, et surtout elle m’a fait connaître toute une dimension du monde, de notre univers, qu’avant elle j’ignorais. Elle m’a montré que le monde est fait d’histoires autant que de matière. En tous lieux les histoires se mêlent à ce que nous sommes, cette Terre même que nous arpentons, ces océans au travers desquels nous lançons nos courses. Les histoires nous relient à ceux qui nous ont précédés, également, tout au long des siècles. Ceux qui ont vécu bien avant notre ère, mais aussi ceux que nous avons croisés, ceux que nous avons aimés, ou haïs, et qui sont partis avant nous. […]
– Au fond, je te propose, ce soir, cette nuit, de voyager avec moi jusqu’au monde des morts, comme dans cette légende des plaines que j’ai apprise de Marie. Les histoires nous emmènent là-bas, peu importe avec quels moyens nous les racontons, des mots, de la musique, de la peinture…

Justinien mêle la matérialité physique du monde à celle des histoires, qui rattachent l’être humain à des lieux, mais aussi les individus entre eux, présents et passés, ce que l’autrice montre à travers la répétition de « ceux qui » et de « ceux que » dans des relatives périphrastiques qui détaillent la grande diversité de personnes que les récits peuvent unir. Le narrateur évoque par ailleurs la multiplicité des formes narratives, puisqu’il évoque « les mots », « la musique », ou encore « la peinture ». Le voyage vers le « monde des morts » est enfin à comprendre de diverses manières, avec le fait que Justinien raconte une histoire au cours de laquelle certaines personnes sont mortes (oui oui), mais aussi le fait que l’art et les récits peuvent être envisagés comme une conversation avec des artistes et des individus passés, présents, et futurs, dont le point commun est la mortalité physique, transcendée par l’immortalité de leurs histoires.

Cependant, et vous l’aurez sans doute compris, le risque de mortalité physique s’avère particulièrement élevé pour Justinien et ses compagnons lorsqu’ils se trouvent à Terre Neuve, qui constitue un huis-clos de plus en plus oppressant. En effet, si Chris Vuklisevic et Nelly Chadour décrivent des sociétés bien implantées sur leurs îles respectives, Sheltel et Unscilly qui sont déjà des huis-clos de par leur isolement du reste du monde, Terre-Neuve apparaît plus oppressante, puisqu’aucune civilisation ne semble se trouver sur l’île, ce qui isole totalement les survivants du naufrage au sein d’un environnement hostile et peu altéré par l’être humain. Par ailleurs, le contexte géographique et historique permet à l’autrice d’aborder la manière dont les colons européens traitent ou voient les peuples natifs américains et les métis, qui sont méprisés par les occidentaux et perçus comme des sauvages, à travers le (formidable) personnage de Marie. Cette dernière s’oppose frontalement aux propos racistes de ses compagnons et évoque les pratiques indigènes, notamment celle des Béothuks, qui survivent sur Terre-Neuve depuis des générations grâce à l’entraide, la collaboration et la solidarité qui font cruellement défaut aux rescapés du naufrage.

Ensuite, cette atmosphère oppressante s’accentue avec les morts qui s’accumulent parmi les survivants et les soupçons qui se développent quant à la présence d’un (ou plusieurs ?) tueurs parmi eux. On observe donc que la tension grimpe à chaque mort, tandis que le moral des personnages plonge de plus en plus bas à cause de la terreur et de la méfiance qu’ils éprouvent. En effet, Justinien, la voyageuse Marie, le botaniste déchu Veneur, l’officier britannique Burrow, le pasteur Ephraïm et sa fille Pénitence, dite Penny, cachent tous des secrets plus ou moins lourds et sont animés (ou non) par un besoin de vengeance ou de rédemption. Ce besoin se rajoute à la tension narrative.

– Vous pouvez repartir ?
– Juste une minute, assura Justinien, en rassemblant ses forces.
– Ça serait mieux pour toi, si tu pouvais repartir, lui souffla Veneur très vite. Il y a un tueur parmi nous. Si tu montres trop de faiblesse…

La tension des personnages et la menace qui pèse sur eux s’expriment ici dans l’implicite d’une phrase laissée en suspens qui ne constitue que la première moitié d’un système hypothétique qui ne donne pas sa conclusion.

Le surnaturel décrit par Estelle Faye s’avère violent et sanglant et montre des pouvoirs magiques, mais aussi des monstres (je ne rentrerai volontairement pas dans les détails sous peine de spoil lourd). Le surnaturel transparaît d’abord par les cadavres qu’il laisse, qui laissent supposer des morts violentes. Il n’apparaît donc pas  directement, mais sa présence ne fait aucun doute, puisqu’on en voit une manifestation explicite dans le premier chapitre du récit enchâssé. Celle-ci manifestation sera expliquée à rebours à la fin du roman.

Les morts des personnages lient à plusieurs reprises les chapitres, avec une annonce en fin de chapitre, puis un détail du corps du personnage dans le suivant. Les descriptions des cadavres s’avèrent souvent particulièrement macabres et montrent toute la violence du récit.

Le coureur des bois était allongé sur le dos, les yeux révulsés, les vêtements déchiquetés. Une plaie béante lui traversait le torse, craquelée de sang séché. De son vivant, il avait été une force de la nature. Dans sa mort il évoquait un Léviathan échoué, déjà mou et flasque, les chairs blanchies. Emplissant sa bouche jusqu’à la distendre, une masse obscure, des coquillages de petite taille, sûrement des anatifes, s’ouvraient et se refermaient paresseusement.
Pénitence s’agenouilla à côté de lui, sans que rien ne vienne troubler le sérieux de son visage. Elle lui ferma les paupières. Soudain quelque chose bougea dans le ventre du trappeur. Le pasteur tira sa fille en arrière. Dans un grouillement sinistre, des dizaines de crabes sombres s’extirpèrent des entrailles du mort, encore gluants de son sang. Ils se carapatèrent sur la plage, traversèrent sans y prêter attention la flaque de vomi de Justinien. Celui-ci sauta brusquement en arrière, pour les éviter. Derrière lui, Gabriel se mit à hurler.

Le corps découvert par les personnages est déchiré, vraisemblablement abattu par bien plus puissant que lui, mais aussi envahi par des organismes étrangers, tels que des anatifes et des crabes qui distendent et déforment son corps jusqu’à le rendre grotesque. Cela provoque la terreur des survivants, qui comprennent alors qu’ils sont à la merci des éléments et d’un tueur.

Le mot de la fin


Widjigo est un roman d’horreur d’Estelle Faye, dans lequel l’autrice décrit un officier révolutionnaire, Jean Verdier, qui écoute Justinien de Salers, un aristocrate qu’il est chargé d’arrêter, lui raconter son histoire, au cours de laquelle il a tenté de survivre sur l’île de Terre-Neuve avec des compagnons d’infortune disparaissant les uns après les autres. Cette situation d’énonciation met en évidence l’importance des récits pour les individus.

Le roman est marqué par un surnaturel qui apparaît de plus en plus brutalement, à mesure que les personnages sont brisés par la méfiance, la nature hostile et les morts. Les monstruosités auxquelles ils doivent faire face révèlent alors leur véritable nature.

Je vous recommande chaudement ce roman, qui m’a fait découvrir une autre facette de la plume d’Estelle Faye !

Vous pouvez également consulter les chroniques de Just A Word, Fantasy à la carte, Outrelivres, L’Epaule d’Orion, Sometimes a book, Yuyine, Lullaby, Au pays des cave trolls, L’Ours inculte, Tachan

J’ai lu et chroniqué d’autres œuvres de l’autrice, Un éclat de givre, Un reflet de lune

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