Les Employés, d’Olga Ravn

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de SF Weird polydiscursif et expérimental.

Les Employés, d’Olga Ravn


Introduction


Olga Ravn est une poétesse et romancière danoise née en 1986.

Les Employés, dont je vais vous parler aujourd’hui, est son deuxième roman, originellement paru en 2018, et traduit par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen pour les éditions La Peuplade, qui ont publié la version française du roman en 2020. Le roman est également disponible en poche chez Pocket Imaginaire depuis Septembre 2021.

En voici la quatrième de couverture :

« À des millions de kilomètres de la Terre, humains et ressemblants travaillent pour une puissante compagnie totalitaire à bord du six millième vaisseau : ce sont les Employés. Suite à l’observation prolongée d’artefacts extraterrestres récoltés sur une planète habitable – La Nouvelle Découverte -, d’étranges incidents surviennent et une commission d’enquête est dépêchée. Durant dix-huit mois, celle-ci va compiler les témoignages de l’équipage, humains comme ressemblants, pour comprendre la nature du mal qui semble ronger l’expédition… »

Dans mon analyse du roman, je m’intéresserai à l’aspect Weird et expérimental du récit et à la manière dont l’autrice traite de l’aliénation au travail.

L’Analyse


Un vaisseau et des employés, un huis clos et des aliénés


Le roman d’Olga Ravn met en place un huis clos à l’intérieur d’un vaisseau spatial, La Nouvelle Découverte, qui explore l’espace et a trouvé des « objets » sur une planète. Ces objets ont été ramenés, puis exposés à bord du vaisseau et semblent contaminer les esprits des employés de La Nouvelle Découverte. Cette situation peut rappeler le film Alien de Ridley Scott, dans lequel des astronautes ramènent malgré eux une créature vivante dont ils ne connaissent rien et qui les élimine les uns après les autres. Cependant, contrairement à Alien, les employés du vaisseau que décrit Olga Ravn ne sont pas victimes d’une machine à tuer cosmique, mais d’une forme d’addiction onirique. Les objets permettent en effet aux employés d’éloigner leurs émotions négatives liées à leur travail et leur enfermement. Ces artefacts deviennent alors des échappatoires à un univers aliénant.

Les objets agissent donc sur le psychisme des individus en contaminent leurs rêves pour qu’ils développent une addiction à leur contact. On remarque que les images convoquées dans les rêves des personnages sont marquées par une étrangeté constante, notamment dans leur rapport au corps qui ancre le roman dans la Weird Fiction. Ainsi, ces objets fascinent et portent une multitude de noms, dont « le gode ceinture inversé, le cadeau, le chien, le haricot à moitié nu » (oui oui). 

Des rêves de semences de blé qui sortent de ma peau m’assaillent constamment. L’une d’elles m’a mordu le bras. Est-ce que c’est lié à l’eczéma ? Je pense au ciel limpide au-dessus de la gare près de mon immeuble. En une seconde je peux projeter mes pensées en arrière pour retrouver mon immeuble et l’odeur de là-bas. La semaine dernière les rêves ont augmenté. J’ai déjà entendu beaucoup d’autres en parler. J’ai rêvé d’un être humain dont la peau était composée de morceaux de peau triangulaires. Les morceaux ne s’ajustaient pas bien et ils baillaient dans les coins, ils flottaient et s’entortillaient, entre eux, on pouvait voir la chair à nu. […] Je rêve que là, dans ma peau, il y a des centaines de graines noires, et que, quand je me gratte, je les ramène sous mes ongles comme des œufs de poisson.

Les rêves des personnages touchés par les objets s’avèrent particulièrement féconds et mobilisent d’étranges images qui montrent des corps transformés, qui s’hybrident avec d’autres formes de vie, telles que des végétaux, ou d’autres formes de vie animales. On remarque que cette hybridation s’opère par une invasion d’éléments étrangers dans un corps humain, comme en témoignent les verbes « assaillir » et « mordre », chargés de connotations agressives. Le fait que le rêves « augmentent » marque la progression de l’influence des objets, qui agissent comme des révélateurs de l’inconscient des habitants du vaisseau, qui racontent leur quotidien et leurs rêves.

En effet, le roman d’Olga Ravn mobilise une forme polydiscursive, puisqu’il est structuré par les « dépositions » orales des employés de La Nouvelle Découverte. L’autrice expérimente donc sur le discours, avec des personnages interrogés qui s’adressent à leurs interlocuteurs qui les enregistrent avec plus ou moins de véhémence, reprennent le discours de leurs employeurs, et leur délivrent une parole brute, chargée de leurs affects, de leurs rêves, de leurs aspirations. Toutes ces dépositions sont présentées dans le désordre chronologique, ce qui déstructure le roman et pousse le lecteur à tenter de reconstituer les événements de manière cohérente. La narration du récit s’avère donc non-linéaire et peu fiable, puisque certains employés mentent ouvertement à leurs interlocuteurs.

Les employés (qui donnent par ailleurs son titre au roman, oui oui) sont divisés en deux catégories, avec les êtres humains standard d’un côté, et les « ressemblants » de l’autre. Les ressemblants sont des humanoïdes créés pour surpasser la productivité des humains notamment grâce à des « ajouts », qui sont des prothèses leur permettant d’améliorer leurs performances, et constituent donc une main d’œuvre plus qualifiée et plus facile à produire (j’y reviendrai). Par ailleurs, ils sont plus corvéables que leurs collègues humains, parce qu’ils peuvent être reprogrammés. Les ressemblants envient alors les humains, souhaitent les fréquenter et les côtoyer, alors que le système renie leur humanité.

Ils sont alors dépossédés de leur individualité, qui leur est arrachée par leur programmation déterministe et le fait qu’ils ne disposent pas de leur vie, puisqu’il est possible de les éteindre, de modifier leurs souvenirs en effaçant leur sauvegarde, ou de les mettre à jour pour modifier leur comportement. Ils sont ainsi réifiés, au même titre que les personnages de cyborgs présents dans les romans Cyberpunk. Cependant, les ressemblants s’interrogent vis-à-vis de la manière dont ils doivent suivre le « programme » et interrogent leur aliénation, parfois dans le mauvais sens du terme, puisque certains d’entre eux cherchent à être de bons employés, et donc à se soumettre au déterminisme imposé par leurs employeurs.

Vous l’aurez compris, Les Employés traite de l’aliénation au travail, avec d’abord la manière dont elle tue et dont elle est tue, puisque les dépositions sont censurées lorsqu’elles évoquent des employés morts. Ils ne font que travailler au cours de différentes « missions » et tâches qu’on leur assigne, n’ont aucune vie sociale, ne se connaissent pas, et n’interagissent que très peu les uns avec les autres. Il n’existe donc aucun lien social à bord de La Nouvelle découverte, ce qui pèse aux employés. Leurs employeurs leur montrent leurs enfants morts sous forme d’hologramme pour les soulager et augmenter leur efficacité (oui oui), ce qui montre qu’ils ne se soucient que du travail qu’ils accomplissent. Olga Ravn décrit donc une logique productiviste poussée à bout par les employeurs, mais aussi par les employés, puisque certains d’entre eux acceptent de perdre l’usage de la parole pour mieux travailler, ce qui est traduit typographiquement par une interruption du texte de la déposition.

Cependant, certains employés ressemblants s’emploient à reconquérir progressivement leur humanité, par le biais de leurs sentiments mais aussi le dépassement du déterminisme de leur programmation.

On peut ainsi voir dans le roman d’Olga Ravn un intertexte particulièrement fort avec un certain Blade Runner de Philip K. Dick, mais aussi les androïdes que Chi Ta Wei (qui connaît l’œuvre de Philip K. Dick et y fait allusion dans ses récits) décrit dans Membrane et dans la nouvelle « La Guerre est finie », disponible dans le formidable recueil Perles. Les deux auteurs décrivent en effet des machines humanoïdes capables de ressentir de l’empathie et dotés d’une véritable individualité qui est reniée par les humains, qui les exploitent et les tuent.

Dans Les Employés, si les humains sont aussi aliénés par le travail que leurs collègues ressemblants, ils disposent tout de même de leurs corps et de leurs pensées, puisqu’ils ne peuvent pas être éteints, mis à jour ou reprogrammés. Cependant, on observe que les ressemblants, tout comme les humains, sont capables d’empathie.

Quand j’ai commencé à pleurer, vous m’avez dit : « Tu ne peux pas pleurer, on ne t’a pas programmé pour, ce doit être une erreur de mise à jour. » […] Vous dites : « Nous avons cherché à t’éteindre, mais d’une façon ou d’une autre, tu redémarres toujours tout seul et cela ne devrait pas se produire avec ceux de ta génération. » Je ne suis ici que pour vous servir. Je veux juste vivre près des humains, je veux juste rester près d’eux, la tête branlante, plongé dans leurs odeurs.

Le personnage reprend ici un discours extrêmement violent qui lui a été adressé alors qu’il se trouve simplement en quête d’humanité, d’abord au sens littéral, puisqu’il veut côtoyer les humains, mais aussi au sens figuré, parce qu’il veut devenir humain à son tour. On observe qu’il est humain parce qu’il peut pleurer, ce qui signifie qu’il éprouve des émotions, et s’accroche à la vie malgré le fait qu’on tente de le tuer en l’éteignant de manière répétée, comme s’il avait un réflexe de survie. On dispose donc de preuves factuelles que ce personnage ressemblant possède une part d’humanité, mais celle-ci lui est reniée par un discours qui le renvoie à nature programmée par un déterminisme qui ne prévoit et refuse même d’envisager la possibilité qu’il puisse s’humaniser.

Les ressemblants s’humanisent donc progressivement, en s’interrogeant sur leur nature déterminée et la manière dont ils peuvent se confronter avec celle-ci, notamment par le biais des sentiments qu’ils acquièrent progressivement. L’empathie apparaît alors comme un facteur d’autodétermination face au despotisme humain qui cherche à effacer les émotions.

Suis-je coulé dans le programme comme une rose dans du verre ?

Les interrogations des ressemblants vis-à-vis de leur programmation s’avèrent rhétoriques, puisqu’ils ont conscience d’avoir été déterminés. La comparaison avec « une rose dans du verre » matérialise une forme d’enfermement, de plafond de verre (sans mauvais jeu de mots) qu’ils doivent briser pour parvenir à l’autodétermination

On m’a peut-être créée, mais maintenant je suis en train de me créer moi-même.

On observe ici une opposition entre le « on » et le « je », entre les créateurs et la création. La ressemblante passe du simple objet à sujet, mais aussi objet déterminé par « elle-même » dans un temps continu, représenté par un verbe à l’aspect duratif.

La négation de l’humanité des ressemblants apparaît d’autant plus absurde que la transmission de l’empathie intervient au cours de leur processus de création, qui s’opère à l’aide de cuves.

La première génération a été couvée dans une rangée de cuves violettes pleines de biomatériau dans le laboratoire de Janvier 01. Ces cuves me fascinaient totalement. Elles ressemblaient à des bourgeons de lys couleur lilas non encore éclos, qui auraient pourri avant la floraison. Elles étaient aussi grandes que des kayaks et rayées par des veines noires avec des excroissances. J’ai reçu pour tâche de parler aux corps pendant leur croissance à l’intérieur. On expérimentait différentes techniques de transmission d’empathie, et celle-ci en faisait partie. Nous cherchions à simuler la manière qu’ont les parents de parler au fœtus avant qu’il ne naisse. Nous voulions créer un lien entre ces corps ressemblants et les nôtres.

Les ressemblants sont créés artificiellement, de manière organique, ce qu’on remarque dans la mention de « biomatériau » et de « veines », mais aussi par la comparaison à des fleurs, des « bourgeons de lys couleur lilas non encore éclos, qui auraient pourri avant la floraison », qui marque l’étrangeté du processus, et à travers lui, des ressemblants. Cependant, ce processus étrange est marqué par la transmission de l’empathie, mais aussi du langage aux ressemblants par les humains, qui constitue une forme de mimesis du processus de gestation humain, malgré l’artificialité de la manière dont ils sont décantés. Les ressemblants devraient donc pouvoir être considérés comme des humains, mais leur statut se trouve renié par leurs employeurs, malgré les similitudes et les liens qui unissent leurs corps.

Le mot de la fin


Les Employés d’Olga Ravn est un roman de science-fiction Weird et expérimental qui s’appuie sur la polydiscursivité déployée dans des dizaines de dépositions pour questionner l’humanité, dans un huis-clos spatial qui traite d’aliénation au travail et d’échappatoire onirique et politique.

Si vous aimez les huis-clos, les androïdes, la Weird Fiction, et les textes expérimentaux, je vous recommande ce roman !

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