La Crécerelle, de Patrick Moran

Je commencerai cette chronique par une question simple, cher lecteur. Aimes-tu les pulps ? Si la réponse est oui, il y a de grandes chances que le roman dont je vais te parler aujourd’hui te tape dans l’œil.

La Crécerelle, de Patrick Moran

 

Introduction

Avant de commencer, j’aimerais remercier l’auteur pour sa dédicace de mon exemplaire de son roman, et la discussion que nous avons eue au Salon du Livre de Paris 2018.

Patrick Moran est un auteur français né en 1981. Il est universitaire, spécialiste de la littérature médiévale et enseigne à l’université de Montpellier. Ses principales influences en tant qu’auteur de SFF relèvent principalement de la Sword and Sorcery, mais pas seulement.

La Crécerelle est son premier roman publié, paru chez Mnémos en 2018 dans le cadre des Pépites des Indés de l’Imaginaire.

Je vous donne la quatrième de couverture du roman :

« La Crécerelle a le goût du sang. Mais qui sait pourquoi elle tue ? Pour l’argent, pour le plaisir, ou bien pour servir les puissances de l’outre-monde ?

Femme du Sud dans les terres du Nord, experte des arts magiques dans une contrée qui les méprise, la Crécerelle parcourt les cités-États du désert, semant violence et mort sur son passage. Une question demeure… combien de temps encore pourra-t-elle supporter cette vie d’atrocités ?

C’est justement en cherchant à se libérer de l’entité maléfique qui contrôle sa vie, qu’elle va déclencher une série d’événements d’ampleur cataclysmique. Une spirale infernale dont, cette fois, elle ne pourra pas se sortir seule. »

Le roman raconte donc l’histoire de La Crécerelle, une anti-héroïne tueuse en proie au conflit avec la créature qui l’a asservie.

Mon analyse portera sur l’aspect pulp et Sword and Sorcery du récit, ainsi que sur le côté moorcockien du personnage de la Crécerelle.

 

L’Analyse

 

Le néo-pulp ?

 

Je vais commencer par vous expliquer ce que sont les pulps et la Sword an Sorcery.

Les pulps sont des magazines de littérature dite « populaire » qui datent du début du 20ème siècle aux États-Unis. Beaucoup d’entre eux ont contribué à l’essor de la littérature de l’imaginaire, avec Wonder Stories, Astounding Stories, et Weird Tales par exemple. C’est dans ce dernier magazine que des auteurs comme H. P. Lovecraft, Robert E. Howard ou Clark Ashton Smith ont été publiés. Pas mal pour de la littérature « populaire », non ? Vous l’aurez compris, les pulps ont contribué à faire connaître un certain nombre d’auteurs, tout en donnant une certaine idée et certains clichés (ou tropes) des genres de l’imaginaire, avec des héros qui parcourent des mondes imaginaires hostiles, une magie souvent extrêmement violente, et des monstres surpuissants qui peuvent détruire les personnages d’une seule pensée, parfois.

Ces clichés ou tropes qui se sont illustrés dans des genres ultérieurs, comme la Sword and Sorcery. La Sword and Sorcery est un sous-genre de la Fantasy dans lequel le personnage principal vit des aventures souvent sanglantes qui le confrontent à ses problèmes et ses choix personnels. Les récits de Sword and Sorcery mettent donc l’accent sur la psychologie et la violence du personnage que l’on suit, plutôt que sur le fait qu’il doit sauver le monde, par exemple. Ce genre reprend néanmoins certains éléments des pulps avec la violence ou les environnements hostiles, par exemple. En cela, le cycle d’Elric de Michael Moorcock est un parfait exemple du genre, puisqu’il nous montre son personnage principal, Elric, en proie au tragique de sa propre existence et parcourant le monde en affrontant des créatures puissantes.

La Crécerelle est un roman qui appartient véritablement au genre de la Sword and Sorcery (celle de Michael Moorcock, notamment). En effet, l’univers dans lequel il se déroule, « La Perle », est totalement différent du nôtre, avec des lois qui lui sont propres, on y trouve des créatures lovecraftiennes, avec l’entité qui est liée à la Crécerelle et qui apparaît sous forme d’œil possédant des « vrilles » et des « tentacules », des environnements orientaux et désertiques (« Shaz-Narim », « Zommar ») qui tendent à rappeler le Zothique de Clark Ashton Smith, la magie est présente et extrêmement violente (je vous en reparle plus loin), un univers fragile menacé d’extinction, des traces de civilisations antérieures à l’humanité (avec le « roi endormi » et dans la ville de « Zommar » par exemple)… Tout cela, mais également les nombreuses péripéties du personnage de la Crécerelle, tendent à rappeler les pulps et la Sword and Sorcery.

Patrick Moran adopte un langage assez soutenu, mais souvent extrêmement brutal lorsqu’il décrit les morts ou les exactions de la Crécerelle, et les descriptions des environnements sont efficaces et nous donnent à voir des cités-états désertiques qui possèdent toutes leurs coutumes et leurs particularités (l’étrange gouffre de Shaz-Narim par exemple). Les peuples qu’il décrit ont des usages différents. Dans le « Nord » qui tolère la polygamie grâce aux « ensembles matrimoniaux », la magie est décriée alors qu’elle est pratiquée au « Sud » qui pratique la monogamie. La gouvernance politique semble être également très diverse dans l’univers du roman, avec des organisations différentes dans chaque endroit visité par la Crécerelle (le Publicain à Shaz-Narim, le Decemvirat…). Ces éléments permettent de donner un lore cohérent et assez profond à un roman qui tient tout seul. Ce lore est renforcé par la présence de petits textes issus de cet univers en début de chapitre, qui nous renseigne sur la manière de penser des habitants de la Perle.

On observe d’ailleurs la manière de penser des personnages que l’on suit à travers des passages philosophiques que l’on peut trouver un peu partout dans le récit, et qui traitent souvent de la place de l’Homme dans l’univers, de la réalité, mais aussi de la morale. Ces réflexions philosophiques sont souvent intéressantes, et engagent des parallèles avec les philosophies d’autres auteurs de SFF, avec le matérialisme de Lovecraft, qui dit que l’Homme est très faillible, parce qu’il n’est rien face à des forces cosmiques qui peuvent l’écraser, et c’est qu’on peut observer dans Le Mythe de Cthulhu, mais également la philosophie de Michael Moorcock lorsqu’il écrit le cycle d’Elric, c’est-à-dire que l’Homme peut être manipulé par des forces cosmiques qui peuvent le conduire à sa perte. Et devinez quoi, l’entité à laquelle est liée le personnage de la Crécerelle (mais aussi le roman en lui-même) est une parfaite illustration de ces deux philosophies. Par ailleurs, ces deux philosophies sont porteuses de tragique et inscrivent le personnage éponyme dans une sorte de destin fatal, et c’est en grande partie cela qui donne une atmosphère sombre au roman.

L’atmosphère sombre du roman est également due à la magie et à son utilisation, qui pourra choquer les lecteur non avertis et qui sera extrêmement jubilatoire pour ceux qui aiment les récits violents (comme moi, par exemple). En effet, les « thaumaturges » saignent abondamment lorsqu’ils lancent des sorts, et leur magie, qui consiste à manipuler la matière pour qu’elle se distorde, éclate, fusionne…, ce qui donne lieu à des scènes très gore, avec des explosions de corps, ou des objets inanimés qui fusionnent avec des êtres vivants. Ces scènes gore donnent vraiment un aspect pulp au récit, parce qu’elles rappellent (encore une fois) des auteurs comme Clark Ashton Smith dans leur excès de sang et de violence. La magie, dans La Crécerelle, peut également servir à explorer les univers parallèles et les probabilités, au risque de détruire la Perle (c’est-à-dire le monde) elle-même. La magie, dans le roman de Patrick Moran, apparaît donc comme un danger pour l’utilisateur ou pour le monde lui-même, et cela contribue grandement à l’ambiance sombre du récit.

 

La Crécerelle, personnage moorcockien et ambigu

 

La Crécerelle est un personnage qui tue à tour de bras, mais qui n’en tire aucun plaisir, puisque l’entité de « l’outre-monde » à laquelle elle est liée la force à tuer. Cette relation peut s’apparenter à la relation d’Elric à Arioch, le seigneur du Chaos dans le cycle d’Elric, mais aussi et surtout à la relation entre Elric et Stormbringer, son épée capable de boire l’âme de ses ennemis, de laquelle il tire sa puissance et sa vigueur, faute de quoi, il mourrait, puisqu’il est rongé par la maladie. Cependant, Stormbringer n’est rien sans son porteur, et a donc besoin de lui pour boire des âmes. La relation entre la Crécerelle et l’entité est exactement de cette envergure, elles ne sont rien l’une sans l’autre, et de ce fait, sont dans une relation assez toxique. La toxicité de leur relation atteint son apogée (selon moi) lorsqu’on observe la Crécerelle avoir une relation sexuelle avec l’entité dans une scène surréaliste (non, je ne plaisante pas, vous verrez par vous-mêmes).

Le personnage de Patrick Moran est donc une anti-héroïne qui tue énormément et qui est individualiste. Elle ne manque jamais de rappeler qu’elle agit d’abord et uniquement pour son propre intérêt et sa survie, même si cela inclut de tuer massivement et de manière violente. Cela fait donc d’elle un personnage immoral, voire même amoral (qui est en dehors de la question même de morale), parce qu’elle ne semble jamais vraiment regretter ses actes ou ses tueries. Mais ce caractère individualiste est nuancé par la souffrance du personnage, notamment due à son passé sombre, mais aussi par le fait qu’elle est condamnée à cette violence qu’elle exerce et à l’errance forcée. Elle est enfermée dans une condition sans pouvoir en sortir. Elle se rapproche donc beaucoup d’Elric, d’une certaine façon.

Mais la Crécerelle acquiert beaucoup de nuance au cours du récit. En effet, elle va rencontrer une compagne (là encore, on peut établir un parallèle avec Elric) en cours de route, dans des circonstances assez tragiques. Cette compagne et les circonstances vont forcer la Crécerelle à observer les conséquences de ses actes et de ses décisions. À son contact, la Crécerelle va donc quelque peu changer, ce qui va la conduire à prendre des décisions assez positives (mais je ne peux pas vous en dire plus). J’ai beaucoup apprécié l’évolution entre la Crécerelle et sa compagne, et certaines scènes entre les deux personnages sont très marquantes, notamment à la fin.

La narration au présent nous fait suivre les pérégrinations de la Crécerelle à travers les terres du Nord, et des flashbacks nous font découvrir son passé tragique. Ces flashbacks sont souvent rattachés au fil de la narration et nous permettent de mieux le personnage de Patrick Moran, tandis que la narration au présent permet d’entrer complètement dans sa conscience, ce qui permet de cerner toute son ambiguïté.

 

Le mot de la fin

 

La Crécerelle m’a énormément plu, de par tout l’intertexte avec les pulps qu’il convoque, sans pour autant tomber dans les clichés faciles, puisque Patrick Moran prend ses distances avec certains d’entre eux en donnant de la profondeur à son personnage principal et en ajoutant des réflexions philosophiques intéressantes. C’est un bon premier roman, et j’espère bientôt pouvoir lire d’autres œuvres de l’auteur !

J’ai également lu et chroniqué Les Six Cauchemars, qui se déroule dans le même univers que La Crécerelle. Je vous signale également une interview de l’auteur, dans laquelle il parle de son roman.

Vous pouvez aussi consulter les chroniques d‘Ombrebones, EleynaBlackwolf, Aelinel, Elhyandra, Amanda, Xapur, Tachan

18 commentaires sur “La Crécerelle, de Patrick Moran

  1. Et la couv est superbe. je m’interrogeais car j’ai vu des retours mojns emballés que le tien. J’adore ton analyse et peut-être vais-je du coup l’inclure dans mes prochains achats.
    Merci pour cette belle chronique!

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  2. Lol je plaide coupable je fais partie des retours moins emballés ^^
    Merci pour la définition du pulp mais comme je n’ai pas accroché au cycle d’Erick ceci explique peut-être cela…
    Es-tu le fils spirituel de notre cher Apophis ??? Pour les chroniques très bien détaillées ^^

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    1. Ne t’en fais pas, on a tous le droit d’avoir un avis différent et la blogosphère est là pour ça, pour s’exprimer sans imposer 🙂
      Sans doute, j’avais lu ta chronique et effectivement, je pense que c’est difficile d’aimer ce roman si on aime pas Elric.
      Ce compliment me touche beaucoup, mais ses chroniques sont bien plus détaillées que les miennes je trouve 🙂
      Merci d’avoir pris le temps de commenter en tout cas ! 🙂

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