Les Cieux Pétrifiés, de N. K. Jemisin

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais enfin conclure ma série de chroniques sur le cycle de La Terre fracturée, avec

Les Cieux Pétrifiés, de N. K. Jemisin

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Introduction

Avant de commencer, j’aimerais vous prévenir du fait qu’il s’agit de la chronique d’un troisième (et dernier) tome d’une série. Vous êtes donc susceptibles de vous faire spoiler les deux premiers tomes. Il n’est également pas impossible que des spoils du dernier volume se glissent dans cet article, et je ne réaborderai pas non plus certains détails de l’univers. Je vous rappelle également que vous pourrez retrouver mes chroniques des  autres romans de La Terre Fracturée en suivant ce lien.

N. K. Jemisin est une autrice de science-fiction et de fantasy afro-américaine née en 1972. Elle a participé à de nombreux ateliers d’écriture et est une militante féministe active. Cette information est plutôt importante, parce que son engagement politique se ressent assez dans ses romans.

Son œuvre comporte pour le moment des nouvelles et des romans, avec notamment la Trilogie de l’héritage, traduite en France entre 2010 et 2012 et publiée chez Orbit et dont le premier tome Les Cent Mille Royaumes a gagné le prix Locus du premier roman, et Les Livres de la Terre fracturée, dont les deux premiers tomes, La Cinquième Saison et La Porte de cristal ont chacun obtenu le prix Hugo, en 2015 et en 2016. En France, Les Livres de la Terre fracturée sont publiés chez J’ai Lu, dans la collection « Nouveaux Millénaires » depuis 2017. Le premier tome a ainsi été publié fin 2017, sa suite, La Porte de Cristal, en avril 2018, et le dernier tome, Les Cieux pétrifiés, est sorti fin 2018. Il me paraît important de noter que chaque tome de la trilogie d’un ou plusieurs des plus grands prix littéraires dédiés à la SFF aux États-Unis. La Cinquième Saison et La Porte de Cristal sont en effet détenteurs d’un prix Hugo, tandis que Les Cieux pétrifiés a remporté les prix Locus et Nebula, et le Hugo, faisant que toute la trilogie est détentrice du prix Hugo, ce qui est inédit dans l’histoire de ce prix, me semble-t-il.

Mais passons aux Cieux pétrifiés, dont voici la quatrième de couverture :

« Le retour imminent de la Lune signifie-t-il la fin de l’humanité ou au contraire sa rédemption ? La réponse à cette question repose sur les épaules d’une femme et de sa fille. La première, Essun, entend se servir des pouvoirs qu’elle a hérités d’Albâtre pour bâtir un monde dans lequel les orogènes seraient libres. Mais pour la seconde, Nassun, il est trop tard. Elle a vu ce que le monde avait à offrir de pire, et elle a accepté ce que sa mère n’admettra jamais : qu’il est corrompu au-delà du point de non-retour, et que sa destruction est inévitable. »

Mon analyse évoquera donc tour à tour les personnages et leurs situations, le worldbuilding de l’autrice, ainsi que la narration et les thématiques. Je ne découperai cependant pas en sous-parties, pour que la chronique soit un peu plus synthétique. N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez dans les commentaires ! Je rappelle également que vous risquez de vous faire spoiler quelques détails de l’intrigue. Ceci étant dit, nous pouvons commencer.

L’Analyse

La fin d’un monde, ou d’une époque ?

Le dernier tome de La Terre fracturée s’ouvre alors qu’Essun sait comment arrêter les Saisons, c’est-à-dire en ramenant la Lune en orbite autour de la Terre au moyen de la Porte de cristal. Cependant, elle va se demander si le monde vaut véritablement la peine d’être sauvé. Sa foi en l’humanité va être ainsi être mise à l’épreuve pendant son voyage, qui va la conduire à littéralement traverser le monde. La question de l’après se pose également : que deviendront les orogènes une fois les Saisons terminées, puisqu’ils n’auront plus aucune utilité pour les fixes ? Seront-ils libres, ou à nouveau opprimés ? N. K. Jemisin montre un personnage en proie au doute, mais déterminé à faire cesser les Saisons et les violences que les orogènes subissent. Cependant, Essun s’affaiblit, car son utilisation de la Porte de cristal a pour conséquence de transformer son corps en pierre à chaque usage de l’orogénie, à l’instar d’Albâtre, son mentor. Cette pétrification progressive va faire évoluer sa relation avec Hoa, et le lien qui les unit va se révéler touchant et tragique, jusqu’à la fin. Leur relation constitue également un parallèle des relations que Nassun entretient avec Acier et Schaffa.

En effet, si Essun est déterminée à rétablir la paix entre l’humanité et la Terre, sa fille, Nassun, pense que le monde a connu trop d’horreurs, et pour en finir avec toutes les souffrances, elle décide de déclencher la fin du monde, au moyen de la Porte de cristal pour faire s’écraser la Lune sur la Terre (rien que ça). Cette position radicale est rendue compréhensible par le développement du personnage déjà amorcé dans le tome précédent. L’autrice montre toute l’étendue de la tragédie que vit une enfant âgée d’une dizaine d’années, forcée de vivre dans un monde apocalyptique, de tuer et d’observer les souffrances que doivent endurer les orogènes. Nassun est ainsi profondément marquée, traumatisée par ce qu’elle voit et elle perd définitivement sa naïveté d’enfant dans le monde brutal auquel elle est forcée de se confronter. Cependant, il reste une part d’enfance dans ce personnage, qui entretient avec Schaffa une relation parent-enfant qui s’avère touchante, mais également marquée par le tragique, et certains passages sont porteurs d’un drame intense. La relation de Nassun avec le mangeur de pierre Acier est également intéressante, puisque l’enfant et le peu d’illusions qui lui restent sont confrontées à un personnage désabusé qui n’attend plus que la fin, à cause de son (très) grand âge.

Ce grand âge d’Acier et d’autres mangeurs de pierre, ainsi que beaucoup d’autres éléments de l’univers des romans (les origines des mangeurs de pierre, de l’orogénie, de la magie, des Gardiens et surtout, des Saisons et de la guerre que livre le Père Terre à l’humanité entière, la raison pour laquelle la Lune a disparu…) et des clés de compréhension sont donnés par N. K. Jemisin à travers une série de flashbacks qui détaillent le passé de Hoa. Sans trop en dévoiler, ces flashbacks ancrent véritablement la Terre Fracturée dans le genre de la Science-Fantasy, parce qu’on y trouve des éléments science-fictifs (technologie très avancée, création de vie artificielle, informatisation…) et de Fantasy (la magie, l’orogénie…) qui peuvent être mêlés dans le projet de la « Géoarcanité » qui vise à générer une source d’énergie infinie. Ainsi, ces flashbacks montrent le passé de Hoa au sein de la gigantesque ville (qui semble faire la taille du monde entier) de Syl Anagist, dont les habitants semblent vivre une utopie où la population valorise la vie sous toutes ses formes. Cependant, Hoa et ses compagnons vont découvrir que Syl Anagist est loin d’être parfaite et s’est construite sur un génocide, celui des Niess (qui est intimement lié aux oppressions subies par les orogènes). L’autrice dépeint ainsi des scènes d’une violence inouïe (pas en termes de gore, mais de messages qu’elles renvoient), qui montrent au lecteur comment une population se construit en écrasant toutes les autres. Les flashbacks sur Hoa et Syl Anagist épaississent donc l’univers de N. K. Jemisin, en plus de permettre à l’autrice d’aborder avec justesse les thèmes du racisme et de l’oppression systémique, et montre que parfois, les conséquences de certains actes ne peuvent être que difficilement réparées ou pardonnées sans violences, à l’image de la colère du Père Terre envers l’humanité qui dure depuis… 40 000 ans (rien que ça) et du racisme envers les orogènes qui semble ne jamais devoir finir et qui reste en suspens même dans l’épilogue de la série.

La question de la souffrance des orogènes met donc en jeu deux visions de la fin du monde et de ses conséquences. L’une est défendue par Essun et Hoa, tandis que l’autre est soutenue par Nassun et Acier. En effet, Essun veut faire de cette fin du monde et des Saisons un nouveau départ civilisationnel pour les orogènes, qui pourraient ainsi construire une société dans laquelle ils ne seraient plus opprimés, alors que Nassun veut déclencher une véritable fin de l’Humanité, pour que plus personne ne souffre, le raisonnement étant que plus personne ne peut souffrir si plus personne n’est vivant, ce qui témoigne de la vision à la fois enfantine et radicale du personnage. Ces deux visions sont également rejointes par une troisième voie, pensée par Nassun pour permettre à Schaffa (qui souffre énormément, mais je ne vous dirai pas pourquoi) de survivre en rendant toute la population immortelle (plus personne ne peut souffrir si tout le monde devient immortel, on a encore un témoignage d’une logique d’enfant), mais cette troisième voie est profondément remise en question par Acier, qui interroge le sens et l’utilité même de l’immortalité (quel est l’intérêt d’être immortel dans un monde qui connaît l’apocalypse ?). On remarque aussi que même si la Porte de cristal s’apparente à un deus ex machina qui rend ses utilisateurs omnipotents ou presque et leur permet d’accomplir toutes leurs volontés, le prix à payer lorsqu’on s’en sert est extrêmement lourd et peut même tuer. N. K. Jemisin met donc en scène un monde qui n’est pas sauvé par un triomphe du Bien sur le Mal pour amener un retour du bon ordre des choses, mais qui est sauvé pour peut-être amener un nouvel ordre civilisationnel (et la fin douce-amère insiste lourdement sur ce « peut-être) au prix de sacrifices immenses.

Le manichéisme est donc complètement absent dans Les Cieux pétrifiés, car même l’antagoniste de la série, le Père Terre, a des raisons compréhensibles d’être en colère contre l’Humanité, qui sont données dans les flashbacks sur Syl Anagist. Sans rentrer dans les détails, l’autrice exploite pleinement et au pied de la lettre l’idée de la Nature vengeresse et de l’hypothèse Médée (une théorie qui s’oppose à l’hypothèse Gaïa et selon laquelle la vie chercherait à perpétrer des extinctions de masse) pour condamner l’avidité de l’Humanité et traiter de thématiques écologiques.

N. K. Jemisin évoque également le thème de la parentalité, à travers les relations entre Nassun et Schaffa, ou les retrouvailles d’Essun et de sa fille. Le roman évoque aussi le destin des autres enfants d’Essun (Corindon et Uche) et montre l’aspect tragique de la parentalité des orogènes. On peut également établir un parallèle entre la parentalité des orogènes, et la situation du Père Terre et de son enfant, la Lune, puisque c’est la perte d’un enfant qui est entre autres à l’origine de sa colère. Les échelles de temps employées par l’autrice montrent également la puissance de la colère et de la rancune de la Terre qu’on observe dans les Saisons, parce que 40 000 ans, ce n’est rien en termes géologiques, mais aussi la pérennité de certaines constructions humaines, avec le fait que les bâtiments de Syl Anagist subsistent encore et puissent encore drainer du pouvoir, celui de la planète et des orogènes.

Je terminerai sur la voix narratrice, qui est celle d’Hoa, et qui prend en charge le vécu d’Essun, celui de sa fille, et celui de son passé, avec une voix qui lui est propre et qui est marquée par l’amour qu’il éprouve pour Essun, par ses espoirs, ses errances et ses souffrances. La fin du roman explique également, et d’une manière magnifique, pourquoi la narration est à la deuxième personne.

Le mot de la fin

Les Cieux pétrifiés clôt le cycle de La Terre fracturée d’une façon que j’ai trouvée magnifique. N. K. Jemisin donne des clés de compréhension de son univers et mène son intrigue jusqu’à un final retentissant, qui permet de donner un nouveau départ aux orogènes. Elle traite également des thèmes du racisme, de la parentalité et de l’écologie avec maîtrise. Pour moi, cette série a été une sacrée découverte, et ce n’est pas pour rien qu’elle fait partie de mon corpus d’études !

Vous pouvez aussi consulter les chroniques de BlackWolf, Xapur, Baroona, Célindanaé, Le Rêvelecteur, Symphonie, Boudicca, Elhyandra

 

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