Célestopol, d’Emmanuel Chastellière

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un recueil de nouvelles steampunk qui se déroulent sur une Lune colonisée par l’Homme.

Célestopol, d’Emmanuel Chastellière

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Introduction

 

Emmanuel Chastellière est un auteur français né en 1981. Il est aussi l’un des fondateurs du site Elbakin et traducteur de romans de Fantasy. On lui doit par exemple les versions françaises de La Chute de la maison aux flèches d’argent d’Aliette de Bodard, Les Milles noms de Django Wexler, ou encore des Jardins de la lune de Steven Erikson.

En tant qu’auteur, Emmanuel Chastellière a pour l’instant publié trois romans, Le Village, publié en 2016 aux Éditions de l’Instant, L’Empire du léopard aux éditions Critic, et Poussière fantôme chez Scrinéo en 2018. Le recueil dont je vais vous parler aujourd’hui, Célestopol, est à l’origine paru en 2017 aux Éditions de l’Instant, et a été republié en poche en Mai 2019 chez Libretto.

Voici la quatrième de couverture du recueil :

« Célestopol, cité lunaire de l’empire de Russie, est la ville de toutes les magnificences et de toutes les démesures. Dominée par un duc lui-même extravagant, mégalomane et ambitieux, elle représente, face à une Terre en pleine décadence, le renouveau des arts et la pointe du progrès technologique. On y suit des habitants en quête d’émancipation, rebelles, insoumis – à l’image de la métropole –, qui portent en eux des colères intimes et des fêlures profondes.
Dans ce volume de fantasy, d’influence steampunk, l’auteur nous livre un hommage décalé et ambitieux au romantisme slave. »

Au cours de mon analyse de l’œuvre, je m’intéresserai d’abord à l’univers de Célestopol et à sa question générique, puis je parlerai de la narration et des personnages du recueil, avant de traiter des thématiques abordées par l’auteur. Comme à chaque fois que je parle d’un recueil, je vais davantage tenter de vous donner une vision d’ensemble qu’analyser chaque récit individuellement.

 

L’Analyse

 

Univers et question générique

 

Célestopol se situe dans une uchronie, c’est-à-dire une réécriture de l’Histoire à partir d’un point de divergence, au cours de laquelle l’Homme, et plus particulièrement l’Empire de Russie, est parvenu à coloniser la Lune entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, pour y fonder la ville de Célestopol protégée du vide de l’espace par un dôme de verre et d’acier, et dotée d’une gravité artificielle ainsi que d’une alimentation en eau et en oxygène qui permettent des conditions de vie similaires à celle de la Terre. Ce cadre uchronique est peu à peu précisé par l’auteur, qui donne des informations au fil des nouvelles sur la situation géopolitique terrienne, avec par exemple le fait que la France se soit déplacée au Québec après une union de toutes ses colonies et une invasion de son territoire historique européen par la Russie, avec pour conséquence une Nouvelle France dirigée par un Napoléon IV haïtien (« La Chambre d’ambre ») régnant sur l’Amérique du Nord, dont il a chassé les anglais, et l’Asie est divisée entre le royaume de Silla et l’Empire chinois. Ce cadre uchronique est présent comme une toile de fond, mais il set d’ancrage au recueil dans un contexte historique alternatif qui ressurgit plus ou moins au fil des récits, avec l’opposition du duc Nikolaï à la tsarine de Russie, par exemple.

À ce cadre uchronique s’ajoutent un grand nombre d’éléments du genre steampunk. Pour rappel, le steampunk est défini par Étienne Barillier et Arthur Morgan dans Le Guide steampunk, mais aussi par ce cher Apophis comme étant un genre littéraire et une esthétique marqué par le rétrofuturisme, c’est-à-dire la manière dont on peut imaginer le futur dans un passé fantasmé, le plus souvent dans le cadre de la révolution industrielle du 19ème siècle. Ainsi, Célestopol, apparaît comme une grande vitrine technologique, alimentée par le sélénium, un gaz trouvé sur la Lune, qui permet par exemple d’alimenter des automates de plus en plus sophistiqués et qui s’anthropomorphisent de plus en plus. On trouve également des exosquelettes de combat, ou « armures mécaniques » que l’on peut voir chez les Spetsnaz (« Oderint dum metuant »), on observe le transfert d’une conscience dans un autre corps est possible, comme on peut le voir chez le mercenaire Wojtek, qui occupe le corps d’un ours. Emmanuel Chastellière met également en scène des vaisseaux spatiaux capables de naviguer dans le vide de l’espace, tels que les vaisseaux de cours L’Asmodée, Le Neptune (« Face cachée ») ou encore les « traversiers obus » qui font les navettes entre Célestopol et la Terre, ou même des machines capables de manipuler le temps (« Convoi »). Cette technologie rétrofuturiste, liée à une matière fictive, rattache le recueil au steampunk.

Célestopol peut également être rapproché du merveilleux scientifique, puisque les technologies présentées par l’auteur prennent l’apparence de la science mais ne sont pas véritablement scientifiques, comme ils pourraient l’être dans un récit de SF par exemple (je précise ici qu’il ne s’agit pas d’un jugement de valeur), parce qu’ils se rapprochent davantage d’un merveilleux qui prend l’apparence de la technologie.

Le recueil d’Emmanuel Chastellière comporte également des éléments de Fantasy ou de merveilleux au sens strict, avec par exemple la présence de la sorcière légendaire russe Baba Yaga (« Une note d’espoir »), un domovoï, c’est-à-dire un esprit protecteur du foyer (« La douceur du foyer »), un automate capable de voir et faire parler les âmes des morts (« Le Boudoir des âmes »), ou encore un mystérieux et monstrueux portrait du duc Nikolaï qui semble vieillir à sa place et fait référence au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. D’autres éléments se situent à la fois dans le merveilleux et la technologie, avec par exemple le fait que Wojtek possède le corps d’un ours. En effet, même si l’explication donnée par l’auteur se veut scientifique, avec le fait que le cerveau du mercenaire ait été transféré dans le corps d’un ours, le résultat, un humain qui parle dans un corps d’ours, se rapproche du merveilleux, puisqu’il reprend le topos de l’animal anthropomorphe, que l’on trouve dans les contes, les fables, et dans certains récits de Fantasy.

Ce mélange des genres ancre Célestopol dans une forme d’uchronie steampunk mâtinée de Fantasy, qui marque à la fois une Humanité moderne, tournée vers le progrès scientifique et qui cherche à dépasser toutes les limites, ce qu’on observe dans la volonté de colonisation de la Lune, mais aussi dans les ambitions mégalomanes du duc Nikolaï, ainsi que dans la disparition de la nature et du merveilleux au sens strict, malgré le fait qu’ils subsistent dans certains récits du recueil, dans lesquels leur puissance s’affirme supérieure à la technologie, notamment dans « Une note d’espoir » et « La douceur du foyer ». On peut également observer que l’auteur montre que certains personnages perçoivent la volonté du duc Nikolaï de faire passer les prouesses technologiques de Célestopol pour de la magie, en cachant les machines qui permettent aux habitants de la ville de vivre comme sur Terre. Cette volonté de masquer la technologie et de la faire passer pour de la magie peut à la fois être interprétée comme une volonté d’un pouvoir dominant de masquer le travail des classes laborieuses pour créer une illusion de système qui s’entretient seul.

 

Narration et personnages

 

Célestopol est composé de 15 nouvelles, qui font suivre au lecteur des personnages différents, sur une période temporelle qui s’étend de 1901 (« Oderint dum metuant ») à 1932 (« Tempus Fugit »). On suit donc l’évolution de Célestopol en tant que ville, dont l’équilibre interne est souvent menacé par des criminels, notamment avec l’affaire de « l’oiseau de feu » dans « Oderint dum metuant », des révoltes populaires dans « Tempus fugit », ou encore des fanatiques religieux et des fous furieux dans « Fly me to the moon » et « Le chant de la lune ». La ville de Célestopol est dépeinte par l’auteur comme une ville indépendante et qui s’affiche comme telle, parce qu’elle est éloignée de la Terre et de ses problèmes mais elle n’est pas totalement libre pour autant, puisqu’elle a par exemple besoin de s’approvisionner en eau, qui vient par exemple de la glace présente sur la face cachée de la Lune.

Certains personnages du recueil sont récurrents, à l’instar du duo de mercenaires formé par Arnrun, une islandaise qui aime le Far-West et Wojtek, le fameux homme dans un corps d’ours, qui apparaissent dans « Face cachée », « La douceur du foyer », « Le chant de la lune », les Siamoises, des femmes assassins chinoises que l’on voit dans « Dans la brume », et dont on entend parler dans « La danse des libellules », ou encore Tuppence, la maîtresse du duc, que l’on voit dans « Face cachée », « Tempus fugit » et « le chant de la Lune ». On a aussi des lieux récurrents, tels que l’église Saint Basile, ou encore Chez Hécate (« Fly me to the moon », « La danse des libellules »), une maison close qui emploie des automates servant de poupées sexuelles.

Cette récurrence des lieux et des personnages permet d’instaurer une continuité qui surplombe les récits, comme on peut l’observer lorsque des personnages font références à des événements ayant eu lieu dans d’autres récits, ou lorsque le lecteur rapproche lui-même certains éléments.

De par cet aspect, la structure de Célestopol s’avère être plus celle qu’un fix-up que celle d’un recueil de nouvelles, surtout si on pense au fait qu’Emmanuel Chastellière a déjà affirmé qu’il fallait lire Célestopol comme un roman. À ce titre, la première nouvelle, « Face cachée » peut-être perçue comme une sorte de premier chapitre, tandis que « Fly me to the moon » et « Tempus fugit » constituent une fin et « Le roi des mendiants » un épilogue.

Les personnages récurrents, et même ceux qui ne le sont pas, possèdent tous des tensions internes et une histoire qui leur est propre, ce qui les rend assez humains (ou non d’ailleurs), même s’ils sont parfois détestables.

Mais le personnage le plus emblématique de Célestopol est sans contexte le duc Nikolaï, qui dirige sa cité d’une main de fer et qui cherche à la rendre à la fois complètement indépendante de la Russie et de sa tsarine, mais également supérieure à la Terre entière, qu’il considère comme décadente. Le duc Nikolaï s’avère donc être un personnage ambitieux, mégalomane et arrogant, qui n’hésite pas à employer les moyens les plus retors pour asseoir ou conserver son autorité, à manipuler son image auprès de son peuple pour être craint et perçu comme une légende, à contrôler la presse, ou à pactiser avec des forces occultes ou utiliser des technologies dangereuses.

La figure du duc hante littéralement tous les récits du recueil, et lorsque sa présence est effective, soit que le lecteur possède son point de vue ou qu’il soit vu à travers le regard d’un autre personnage, on observe qu’il a l’ascendant sur ses interlocuteurs, quels qu’ils soient, et qu’il prévoit toujours tout ou presque. Il pourrait donc apparaître comme une figure d’antagoniste monolithique, mais Emmanuel Chastellière lui donne beaucoup de nuance, puisque son ambition est de rendre Célestopol différente de la Terre, bien qu’on y retrouve les mêmes tares, et de se libérer de la Russie pour fonder une véritable cité-État, bien qu’elle soit gouvernée par une seule personne, lui, mais également parce qu’on voit qu’il est agité par des tourments qui le rendent finalement faillible, notamment le fait qu’il soit hanté par son amour incestueux et avorté pour Anastasia, sa cousine, ou qu’il tente de détenir un pouvoir absolu sur le temps mais n’y parvient pas. On voit aussi que le duc est un grand amateur d’art, dans « La chambre d’ambre » ou « Tempus fugit », ce qui permet à l’auteur de faire des clins d’œil à d’autres romans, notamment Le Portrait de Dorian Gray. On peut également supposer que le titre de la nouvelle « Les Jardins de la lune » renvoie aux Jardins de la lune de Steven Erikson (que je vous conseille vivement).

 

Thématiques

 

Les récits du recueil abordent la question du progrès scientifique et de son couplage possible avec un progrès social, avec le fait que les avancées technologiques de Célestopol ne servent finalement qu’à une caste de nantis, les riches bourgeois et le pouvoir en place, incarné par le duc, puisque les ouvriers et les classes populaires vivent sous terre avec les machines, ou dans les parties de Célestopol qui sont touchées par les brumes de sélénium qui risquent de les rendre aveugles. Emmanuel Chastellière dépeint donc un univers dans lequel le progrès technologique ne va absolument pas de pair avec le progrès social.

Ainsi, on observe que les personnages d’ouvriers et de manière générale, les personnages issus des classes laborieuses peinent à gagner leur vie ou recourent à des expédients. Les nouvelles « Face cachée », « Dans la brume », « Les lumières de la ville », « Les jardins de la lune », « Une note d’espoir », mettent en scène des personnages qui travaillent pour le compte des puissants de Célestopol et se révèlent soumis à une hiérarchie extrêmement rigide, incarnée par des représentants de l’autorité, allant de leur supérieur hiérarchique direct au duc Nikolaï lui-même, qu’ils parviennent rarement à flouer.

Cependant, les personnages qui souffrent le plus de leur condition à Célestopol sont les automates. Paradoxalement, ils se rapprochent de plus en plus d’êtres humains dans leur apparence et dans leur comportement, puisqu’ils sont capables de tenir des conversations, certains d’entre eux sont même capables de réfléchir et disposent même de pouvoirs surnaturels, mais ils sont traités comme de simples outils.

Les automates sont donc totalement réifiés et plusieurs récits le montrent, puisqu’ils sont chassés dans « Les lumières de la ville » par des nobles qui cherchent à reproduire des chasses à courre, ils sont stigmatisés lorsqu’ils possèdent des capacités surnaturelles, dans « Le boudoir des âmes ». Les automates prostituées sont les plus maltraitées, puisqu’elles sont véritablement considérées comme des poupées sexuelles par ceux qui les exploitent, ce qu’on voit dans la manière dont leurs souteneurs les qualifient, qui sont totalement aliénants (« vides couilles », « sacs à foutre »), malgré le fait qu’elles tentent d’acquérir une liberté, comme on peut l’observer dans les nouvelles « La danse des libellules » ou encore « Fly me to the moon », qui mettent en scène l’automate Amelia, qui a modifié la perforation de ses cylindres de programmation pour accéder au libre arbitre, de même que l’automate fuyard chassé par les nobles dans « Les lumières de la ville ». Les automates prostituées sont ainsi présentées comme les premières victimes de la domination humaine, mais l’auteur les place d’une certaine manière à la tête de l’émancipation possible des forces de travail de Célestopol, puisqu’elles sont capables d’échafauder des plans pour acquérir une liberté. L’épilogue, « Le roi des mendiants », donne d’ailleurs l’ascendant et de l’espoir de l’automate, mais je ne vous en dirai pas plus.

 

Le mot de la fin

 

Célestopol est un recueil de nouvelles que l’on peut lire comme un roman.

Emmanuel Chastellière mêle uchronie, steampunk et Fantasy pour mettre en scène une colonie lunaire qui prend la forme d’une ville sous dôme bâtie par la Russie des tsars, Célestopol, sur laquelle règne le duc Nikolaï, personnages ambitieux et mégalomane qui cherche à faire de sa cité un paradis supérieur à une Terre décadente à ses yeux.

L’auteur démontre que Célestopol, malgré ses technologies avancées et son apparence de vitrine du progrès, est rongée par les mêmes problèmes que la société terrienne, avec notamment l’exploitation des classes laborieuses humaines, mais également mécaniques, puisque les automates, même de plus en plus humanisés et sophistiqués, sont réifiés par ceux qui les exploitent.

J’ai beaucoup aimé découvrir ce recueil, la galerie de personnages qu’il propose et les thématiques qu’il aborde ! Je lirai sans aucun doute L’Empire du léopard, qui me fait de l’œil depuis un moment déjà.

Vous pouvez également consulter les chroniques de Célindanaé, Blackwolf, Lutin, Xapur, Lorkhan, Boudicca, Le Chien critique, Tachan, La Geekosophe, Pativore, Mariejuliet, Fairystelphique, Aelinel, Dup, FungiLumini, Ocyaran, Ombrebones, LairdFumble

Si les personnages d’automates vous intéressent, je vous conseille également la lecture de Cœurs de rouille de Justine Niogret et L’Alchimie de la pierre d’Ekaterina Sedia.

26 commentaires sur “Célestopol, d’Emmanuel Chastellière

  1. Merci pour cette chronique détaillée, ça me replonge dans l’ambiance de ce recueil que j’avais beaucoup aimé 🙂 J’aime bien l’idée de mettre des suggestions de lecture sur un thème similaire comme tu l’as fait, le « Coeur de rouille » m’intrigue du coup 🙂

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  2. Bonjour !

    Et merci encore pour ce retour. 🙂
    Concernant le fait de lire Célestopol comme un roman, à mon sens, on peut effectivement le faire. Mais ce n’est pas une obligation et je comprends que ce point-là ne fonctionne pas forcément pour tout le monde, si la narration paraît trop « éclatée » aux yeux de certains !

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