Melmoth Furieux, de Sabrina Calvo

Salutations, lecteur. Tu n’es pas sans savoir que Sabrina Calvo est une autrice dont j’admire énormément le travail. C’est donc avec plaisir que je vais te parler de son dernier roman en date,

Melmoth furieux


Introduction


Avant de commencer, j’aimerais préciser que cette chronique émane d’un service de presse des éditions La Volte. Je remercie chaleureusement Nay Al Askar pour l’envoi du roman !

Sabrina Calvo est une autrice française de science-fiction, de fantasy et de fantastique née en 1974. Elle est également dessinatrice, scénariste, et travaille dans le domaine du jeu-vidéo, notamment dans le game-design.

Ses œuvres mêlent souvent science-fiction, fantastique et réalisme magique, genre qui se différencie du fantastique par son aspect plus onirique et moins horrifique. On peut aussi rapprocher ses récits de la Weird Fiction, de par le mélange des genres  Elle a reçu le prix Julia Verlanger en 2002 pour Wonderful, et le prix Bob Morane en 2016 pour Sous la Colline, avant de remporter le Grand Prix de l’imaginaire et le prix Rosny Aîné pour Toxoplasma. Ses trois derniers romans, Elliot du Néant (2012), Sous la Colline (2015) et Toxoplasma (2017), sont disponibles chez La Volte. Son cycle de Fantasy Bertrand Lacejambe est en cours de réédition aux éditions Mnémos, Délius, une chanson d’étéest paru en 2019 et La Nuit des labyrinthes en 2020. Les Moutons électriques ont récemment réédité Sunk, coécrit avec Fabrice Colin. On peut aussi noter que le numéro 97 de la revue Bifrost est consacré à l’autrice.

Melmoth Furieux, dont je vais vous parler aujourd’hui, est paru en 2021 aux éditions La Volte.

En voici la quatrième de couverture :

« Elle est née à l’Orée du monde, une cité réduite à néant par les bulldozers de la flicaille et de la finance. Hantée par les ruines de son Eden foiré, elle a rejoint les jeunes et les parias refoulés par le système autour de l’ancien parc d’EuroDisney – métamorphosé en l’espace de trente ans en un bastion où vivent secrètement les privilégiés. Elle, c’est Fi. Quarante piges à racler la merde et à la recracher à la gueule d’une société qui ne veut pas d’elle : Fi est un bloc de soude, Fi est un incendie.Fi, elle a entendu les rumeurs sur l’ancien parc, les horreurs qu’on raconte dessus, les histoires de ces types shootés au thé psychotrope, ces tortures d’enfants. Ça lui fout la haine ;Elle ne rêve que de tout raser. De tout faire brûler. Aidée par le poète François Villon, elle se lance dans sa croisade les poings levés et la trouille au ventre, prête à remuer les entrailles de cet enfer. À débusquer Melmoth dans sa forteresse noire, monarque invisible, serviteur du Rongeur tout-puissant. Et dans l’embrasement de son feu de joie, les émotions pour langage, Fi va libérer l’imagination du monde. »

Dans mon analyse du roman, je traiterai de la langue qu’emploie Sabrina Calvo, mais aussi de sa description d’une tentative d’utopie au sein d’un monde étrange (qui a dit Weird ?) et totalitaire.

L’Analyse


Une Commune, une utopie, une langue et une étrangeté


Tout d’abord, le travail que Sabrina Calvo effectue sur la langue s’avère vaste et incroyable. Melmoth Furieux est narré du point de vue d’une narratrice autodiégétique, Fi, qui vit au sein de la Commune de Belleville. L’autrice retranscrit à la fois le discours et la pensée, souvent à vif, de Fi, son langage, mais aussi celui de la Commune.

Les emprunts à l’anglais, par le biais du vocabulaire de l’informatique et des jeux-vidéos est ainsi très présent, « stuff » pour désigner les affaires de Fi, « setup » pour parler des machines utilisées par un hacker, « full », présent dans les descriptions de vêtements, « en full lycra aérobic », « en full mauve brillant », « en full marcel sweat pants », « cheaté », « safe » pour marquer la sécurité, ou encore « insta-crush », qui désigne une émergence soudaine de sentiments forts.

Ces emprunts à l’anglais s’imbriquent dans une langue moderne et marquent une oralité redoublée par certains mots et expressions présents dans les dialogues, tels que le « chu » dans « C’est un dealer, chu sûr », qui constitue une contraction de « je suis », « ptet y aura », contraction de « peut-être qu’il y aura ».

L’oralité est aussi présente dans les dialogues, avec des tournures et des graphies qui imitent celles des chats textuels et des SMS.  

— Villon, debout, on est dans une merde de ouf.
Il m’accorde un sourire et passe une main sur la mienne.
— Chavax.
— Non ça va pax. Tu sais où on est ?
Il s’assoit, se frotte la tête. Ses cheveux en hallali.
— In le Q dla Souris ?

La dernière réplique mêle anglais et français, et mobilise une graphie qui imite les chats textuels, avec « Q », et rend compte des phénomènes oraux de contraction, avec « dla » pour « de la ».

Sabrina Calvo emploie aussi une grammaire inclusive au pluriel, avec « ielles », « toustes »,  ou encore « celleux », et fait usage du mot « adelphité », ce qui témoigne d’une part de la modernité de la langue qu’elle emploie, mais aussi de la volonté inclusive de son personnage narrateur et de la société dans laquelle elle vit. On remarque que l’écriture inclusive est aussi employée dans d’autres romans de science-fiction française, comme Capitale Songe de Lucien Raphmaj ou encore AfterR d’Auriane Velten, mais dans le cas de ces deux romans, la grammaire inclusive est employée pour marquer le genre neutre d’êtres posthumains vivant dans des futurs plus ou moins lointains.

L’intériorité de Fi transparaît aussi dans l’utilisation d’une forme de flux de conscience pour retranscrire les schémas de pensée du personnage, à travers un discours intérieur parfois marqué par l’usage de l’asyndète, c’est-à-dire à la phrase longue sans aucun connecteur entre les différents syntagmes et propositions.

J’ai l’impression qu’il y a tout qui hurle en moi, brûler, tout brûler maintenant là tout de suite de mes mains tout broyer dans la cendre et lacérer ce qu’il reste de chair carbonisée avec mes ongles serrer les dents refouler le fatal mais continuer à enfoncer l’aiguille rapide piquer nouer tirer malaxer tout casser tout briser réduire en miettes la tour luciférienne du château de la belle endormie au putain de bois dormant.

Cette longue phrase reflète les émotions qui traversent Fi et la part de violence qu’elle contient, qui transparaît aussi dans l’enchaînement de verbes d’action à l’infinitif, tels que « brûler », « broyer », « lacérer », qui renvoient à son désir de « brûler Eurodisney » (oui oui).

La langue déployée par Sabrina Calvo reflète ainsi celle de notre époque et montre un futur sans doute plus proche de nous que ce qu’on voudrait croire. Elle colle au personnage de Fi et permet de retranscrire son discours et ses pensées, tournées vers le besoin d’action. Les interludes, écrits pour la plupart au futur (comme dans les manifestes de revendications anarchistes, d’ailleurs), marquent quant à eux la concrétisation du combat de Fi contre un système qui l’a brisée et cherche à détruire sa communauté.

L’ancrage de Melmoth Furieux dans notre époque s’observe par ailleurs dans l’intertextualité et les références culturelles, avec par exemple la musique électronique, puisqu’elle mentionne Drexciya, un duo d’artistes qui ont fait émerger la techno de Détroit, le jeu-vidéo et l’informatique, avec des consoles comme la Lynx d’Atari, sur laquelle un personnage joue à Ecco le dauphin, le Virtual Boy de Nintendo, ou des micro-ordinateurs tels que l’Amiga et la Commodore, mais aussi des jeux de plateau comme Dune. L’autrice mobilise aussi deux références littéraires françaises majeures, Victor Hugo et François Villon,  à travers deux personnages de la Commune de Belleville, Gwynplaine et Villon. Gwynplaine, une « détectrice de keufs » et combattante de la commune, dont le visage porte une balafre qui « lui coupe la bouche en deux en sourire ». Son nom et sa cicatrice renvoient au roman L’homme qui rit de Victor Hugo, dont le personnage principal est un enfant défiguré, Gwynplaine. Villon, quant à lui, renvoie explicitement et directement au poète du Lais et du Testament exilé de Paris en 1463 sans qu’on retrouve sa trace ensuite. On peut supposer que ces deux références à deux figures exilée dans la littérature, puisque Gwynplaine est un paria chez Hugo, tandis que Villon a souvent a été exclu d’une société au sein de laquelle il apparaissait déjà comme un marginal, permettent à Sabrina Calvo de montrer qu’elle prend le parti des opprimés et des laissés pour compte.

Ce parti pris se retrouve dans le contexte politique que l’autrice dépeint. En effet, elle mobilise l’imaginaire de la Commune de Paris, dont Fi et ses compagnons se revendiquent, pour décrire la Commune de Belleville, qui s’appuie sur l’autogestion pour fonder une forme d’utopie qui tient tête au système dominant, autoritaire et ultralibéral qui broie et exploite les habitants pour finir par les tuer de manière plus ou moins directe. Les habitants de la Commune ont donc aménagé des serres sur les toits des immeubles pour se nourrir, récupèrent et recyclent ce qu’ils peuvent, et s’organisent en comités pour permettre une vie relativement sereine à tous. On remarque que l’imaginaire de la Commune s’avère souvent présent sous la plume de Sabrina Calvo, puisque Toxoplasma décrit une Commune de Montréal élevée en réponse à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, et La Nuit des labyrinthes renvoie fréquemment à la Commune de Marseille. La Commune de Belleville s’oppose à la Métrique, un système politique qui cherche à tout ordonner, à travers « la mise en mesure » du monde et du vivant, après une guerre civile mondiale qui a conduit à un rejet des classes défavorisées altérisées et discriminées. Elle apparaît alors comme une poche de solidarité et d’adelphité qui tente d’exister malgré la menace.

La guerre civile mondiale avait précipité le malheur. La Métrique qui avait absorbé la République avait fait de Paris un miroir de cet Eurodisney reconstitué. Aucune tolérance pour ce qui ne collait pas avec l’image idéale d’une France éternelle, qui n’avait jamais existé. Toute forme de contestation éteinte dans le consensus, on avait gaiement poussé les plus pauvres à clamser – ou à finir ici, à Belleville. Dans ses ruelles imprenables, difficile pour les milices organisées de passer inaperçues. Nous avons trouvé un moyen de survivre aux pires calamités du monde moderne, en tissant un réseau solidaire. Personne ne crève la dalle à Belleville.

Le roman décrit l’absorption des états par le capital, comme dans beaucoup de romans Cyberpunk, où les nations perdent leur pouvoir face aux mégacorportations, pour affirmer des récits vecteurs d’oppression qui excluent finalement les plus précaires et ceux qui différent de la vision portée par un récit que l’on pourrait qualifier de roman national. À ce récit d’une mégacoporation dominante s’oppose la Commune de Belleville, qui vise à mettre en œuvre la solidarité, mais aussi le combat contre les tenants de la Métrique. Ainsi, le secteur de l’Étang, qui comprend notamment de jeunes hackers orphelins, comme bz ou Pifou, s’emploie à pirater les installations de la Souris Noire.

Disney est en effet désigné dans le roman par les termes « Souris Noire », ce qui renvoie à Mickey tout en permettant de l altériser, mais surtout au système de domination qu’il représente, à savoir la Métrique. Cette domination s’avère insidieuse et représente une uniformisation qui sape l’individualité, les particularismes, et qui appuie une forme de domination économique, politique et culturelle.

Melmoth Furieux nous fait suivre le personnage de Fi, la narratrice autodiégétique du récit, qui est couturière et vient de l’Orée du bois, un espace détruit avec violence par la Métrique. Fi a donc perdu sa famille, sa communauté, mais surtout son frère Mehdi, qui s’est immolé le jour de l’ouverture d’Eurodisney après y avoir été exploité. Le roman explore la rupture entre Fi et son frère, qui a été broyé peu à peu sans qu’elle puisse s’en apercevoir. Fi a donc perdu beaucoup, mais tente de survivre au sein d’un monde en perdition face au fascisme et à la domination de plus en plus violente de la Souris Noire sur les populations défavorisées. Elle cherche alors à rebattre les cartes en détruisant le tenant de l’hégémonie politique et économique, à savoir Eurodisney, qui semble être une entité monstrueuse, notamment symbolisée par une sorte de pélican noir (je ne vous en dirai pas plus). Malgré tout, Fi tente de se reconstruire du mieux qu’elle peut, d’abord grâce à la couture, qui est un fil (sans mauvais jeu de mots) qui la raccroche à son frère et leur grand-mère, ce qui transparaît dans ses souvenirs d’apprentissage, mais aussi dans le nom de sa machine à coudre, Mamie, et de l’affection qu’elle lui porte, qui transparaît dans le fait qu’elle la personnifie. À noter que Sabrina Calvo est elle-même couturière et travaille sur la poétique de mode dans la présentation, ce qui lui permet de montrer de manière précise les processus créatifs de Fi. Elle se lie aussi à des enfants qu’elle protège, comme bz, Pifou, ou encore Lou, qui l’aident et qu’elle aide. La Commune de Belleville lui permet alors de se reconstruire. Sans rentrer dans les détails, elle rencontre aussi Villon, étrange incarnation du poète médiéval.

En effet, mais toujours sans rentrer dans les détails sous peine de trop spoiler, le surnaturel déployé par Sabrina Calvo s’avère Weird, comme le montrent les descriptions marquées par leur tendance à la monstration.

Et au centre de la piste de danse je vois ce que je crois être un trombone à coulisse. Un instrument en argent retourné sur lui-même qui scintille d’argent et de cuivre. Il change de forme, devient ouverture obscène. Avale sa propre béance, suinte un jus bleu et mute en tubes qui se sucent et se pénètrent. Des membres préhensiles se détendent en filaments, s’enroulent et le tuba se fait bipède et se déplie moelleux. La foule est en apnée et la silhouette devient souffle et prend le pouls entier des regards et s’offre à nous, et devient nous.

Le mot de la fin


Melmoth Furieux est un roman de Sabrina Calvo qui mêle combat politique d’une Commune contre un fascisme nourri par une mégacorporation et étrangeté surnaturelle, nourri par une langue extrêmement riche et moderne, qui alimente la voix d’une narratrice, Fi, qui cherche à venger son frère en brûlant Eurodisney.

J’ai adoré retrouver la plume de Sabrina Calvo !

J’ai lu et chroniqué d’autres romans de l’autrice, Toxoplasma, Elliot du Néant, Sunk, Délius, une chanson d’été, La Nuit des labyrinthes

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